Ces derniers temps, on pourrait avoir la vague sensation d’une jurisprudence qui ronronne, comme tétanisée par la crise sanitaire. Toutefois, effet induit de la même situation, la question du sort des travailleurs enfermés chez eux commence à un peu à agiter la vie pas forcément poussiéreuse des tribunaux.
Ainsi, s’il est bien une question essentielle – car oui le salarié est un être humain comme les autres – c’est celle de la nourriture, de la possibilité de se sustenter à la « pause dèj ».
Pour cela, le monde du travail a inventé un truc formidable : le ticket-restaurant. Et comme souvent dans la vie, ce que l’on a, on croit que c’est pour toujours, il s’avère que ce n’est pas si simple comme a pu le trancher récemment le Tribunal judiciaire de Nanterre (TJ Nanterre 10-3-2021 n° 20/09616, Fédération des syndicats des services activités diverses tertiaires et connexes (Unsa FESSAD) c/ Association de moyens assurance de personnes).
En l’espèce, l’UES Malakoff Humanis avait placé l’essentiel de ses salariés en télétravail à compter du 17 mars 2020 – pour mémoire, si on me lit dans encore dans 100 ans : en raison de l’état d’urgence sanitaire lié à l’épidémie de Covid-19 – et n’attribuait plus de titres-restaurant dans ce cadre.
Estimant que les salariés des sociétés composant l’UES qui n’ont pas accès à un restaurant d’entreprise ou interentreprises placés en télétravail doivent bénéficier des titres-restaurant, pour chaque jour travaillé au cours duquel un repas est compris dans leur horaire de travail journalier, une fédération syndicale saisit le tribunal judiciaire afin d’obtenir la régularisation de leurs droits depuis le 17 mars 2020.
Il est vrai que cela peut sembler un peu surprenant (et guère généreux) que de décider de cette suppression alors que par essence, chez soi, on n’a pas accès à un restaurant d’entreprise, et encore moins dans le cadre de restrictions strictes de sortie.
Rappelons ici les règles qui gouvernent l’attribution de ces fameux tickets :
Tout d’abord et c’est l’évidence, les télétravailleurs bénéficient des mêmes droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise. Il s’agit d’une règle d’ordre public notamment rappelée dans le Code du travail à l’article L 1222-9.
Ensuite, le ticket-restaurant n’est pas un droit mais, selon le ministère du travail, un avantage consenti par l’employeur qui ne résulte d’aucune obligation légale et son attribution est possible si, et seulement si, en application de l’article R 3262-7 du Code du travail, le repas du salarié est compris dans son horaire de travail journalier.
Dans ce cadre, et en application du principe d’égalité de traitement entre salariés rappelé ci-dessus, dès lors que les salariés exerçant leur activité dans les locaux de l’entreprise bénéficient de titres-restaurant, les télétravailleurs doivent également en recevoir si leurs conditions de travail sont équivalentes (QR min. trav. 9-3-2021).
Ce qui nous amène petit à petit au domicile des travailleurs, puisque c’est plutôt là qu’on les trouve.
Dans son jugement du 10 mars 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre tranche en défaveur de ces forçats à domicile et considère que le télétravailleur n’étant pas dans une situation comparable à celle des salariés travaillant sur site sans accès à un restaurant d’entreprise, il ne peut prétendre à l’attribution de titres-restaurant.
Il est intéressant de reprendre le raisonnement suivi par la juridiction tant la solution dégagée semble un peu déconcertante :
Tout d’abord, le tribunal rappelle, comme le ministère du travail, que le titre-restaurant est un avantage consenti par l’employeur qui ne résulte d’aucune obligation légale. La loi ne définit donc pas ses conditions d’attribution, si ce n’est que le repas pris en charge doit être compris dans l’horaire de travail journalier.
Il ajoute ensuite que si titres-restaurants il y a, c’est pour permettre aux salariés de faire face au surcoût lié à la restauration hors de leur domicile. Les mots ayant un sens, le tribunal affirme alors qu’un salarié en télétravail peut par essence se sustenter chez lui (une vérité de La Palice) et ne serait donc pas exposé à un « surcoût ».
Il n’empêche que cette assertion est surprenante : coincé chez lui sur ordre de l’employeur (ce dernier obéissant aux injonctions étatiques en ce sens), le salarié va forcément exposer quelques-uns de ses propres deniers pour se nourrir à l’heure du déjeuner, dans le strict cadre de son horaire de travail journalier.
Le tribunal a-t-il alors vraiment tenu compte des nécessaires critères objectifs gouvernant l’attribution d’un avantage au salarié quand ce dernier ne repose sur aucune obligation légale ?
Il n’est pas interdit d’en douter et l’on verra comment tranchera la Cour d’appel de Versailles, cette dernière ayant d’ores et déjà été saisie.
Sébastien Bourdon