Conduite à risques

Droit Social

Tout salarié se fait légitimement l’observation suivante lorsqu’il fait une bêtise en dehors du temps et du lieu de travail : « ce qui se passe chez moi, reste chez moi ».

Pourtant, il est de jurisprudence constante qu’un salarié peut être sanctionné pour une faute commise dans le cadre de sa vie personnelle, dès lors que les faits se rattachent à sa vie professionnelle.
Une illustration de ce principe nous a été donnée en début d’année par la Cour de cassation, s’agissant d’un accident en état d’ébriété au volant d’un véhicule de fonction (Cass. soc. 19-1-2022 n° 20-19.742 F-D, Z. c/ Sté Manchettes résines réhabilitation de réseaux).

L’impétrant exerçait les fonctions de chef d’équipe dans le secteur du bâtiment, et c’est de retour d’un salon professionnel où il s’était rendu sur instruction de l’employeur que l’accident s’est produit. Le problème était d’autant plus sérieux que le salarié avait vraisemblablement fait une dégustation un peu approfondie de crus locaux en libre-service sur les stands, ce qu’ont constaté les forces de l’ordre sur le lieu de l’accident.

Licencié pour faute grave, le salarié a saisi le juge prud’homal pour contester la légitimité de la rupture (vous noterez mon goût prononcé pour les gens qui ne manquent pas d’air – quand bien même ils auraient soufflé dans le ballon – pour mes chroniques jurisprudentielles). Selon lui, les faits, commis en dehors du temps et du lieu de travail, relevaient de sa vie personnelle et ne pouvaient pas, par conséquent, justifier un licenciement disciplinaire.

La faute grave a pourtant été retenue par la Cour de cassation, approuvant l’analyse des juges du fond. Et pour ce faire, elle a évidemment considéré que les faits reprochés se rattachaient à sa vie professionnelle (pour un autre exemple, je recommande le passage à tabac d’un subordonné en dehors des heures de bureau : Cass. soc. 6-2-2002 no 99-45.418 F-D).

En l’espèce, facteur aggravant, les faits étaient susceptibles de mettre en jeu la responsabilité de l’employeur.

Trois éléments permettent donc aux juges de relier l’accident de la circulation reproché au salarié à sa vie professionnelle : le salarié était au volant de son véhicule de fonction, il rentrait d’un salon professionnel, et il s’était rendu à ce salon sur instruction de son employeur, pour les besoins de son activité professionnelle.

Note à l’attention des employeurs : la faute ce n’est pas d’avoir perdu son permis de conduire, c’est d’avoir provoqué un accident pouvant se rattacher à la vie professionnelle, nuance sur laquelle la lettre de rupture ne devra pas faire l’impasse.

 

Sébastien Bourdon

Le réseau social et la confidentialité

Droit Social

Des nombreux réseaux sociaux existants, il en est un supposé s’intéresser plus particulièrement au monde du travail : LinkedIn. Et chacun sur ces pages virtuelles de s’extasier de ses accomplissements comme de ceux des autres, avec l’habituelle faconde qui fait loi s’agissant de flatter autrui comme soi-même. Comme on y dit souvent : « c’est très inspirant ».

Le sujet a déjà été évoqué par la jurisprudence à propos notamment de Facebook, mais récemment la Cour d’appel de Paris s’est attachée à ce que l’on peut dire dans en ces espaces, sans dépasser certaines limites (CA Paris 23-2-2022 n 19/07192, Sté Safran Aircraft engines c/ H).
En l’espèce, était posée la question du secret professionnel, sous-tendue par l’obligation générale de loyauté. Un salarié, et cela ne semble pas absurde, doit s’interdire de diffuser auprès de tiers les informations dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui risquent de nuire à la bonne marche de l’entreprise.
Dans le cas ici tranché, ça ne rigolait pas du tout puisque l’entreprise concernée opérait dans le secteur de la défense (nationale).
Ledit salarié exerçait les fonctions de chef de projet dans le secteur recherche et développement, avait fait l’objet d’un licenciement disciplinaire après avoir diffusé sur le réseau Linkedin des images de coupes et géométries d’un moteur, ces éléments étant, selon l’entreprise, susceptibles d’être utilisés par les concurrents.
L’employeur lui reprochait d’avoir enfreint l’obligation de confidentialité figurant dans son contrat de travail et inhérente à ses fonctions de responsable « Recherche et Développement ». Il s’avère que le règlement intérieur de l’établissement imposait en particulier de garder une « discrétion absolue » sur les informations et procédés de fabrication de la société au nom notamment d’impératifs liés à la défense nationale.
Pour se justifier et contester son licenciement, le salarié faisait valoir que les informations diffusées sur LinkedIn étaient librement accessibles et en pratique inexploitables faute de paramètres ou d’échelle. Preuve en était qu’il avait trouvé lesdites images sur un poster affiché dans les locaux, ce souci de la décoration d’intérieur ne pouvait que mal se marier avec le secret professionnel !
Las, la Cour d’appel parisienne ne l’entend pas de cette oreille et rejette les arguments du salarié, lui assénant une leçon dont on ne sait si elle lui fut profitable, mais qui pourra servir à d’autres à l’avenir : il se devait de respecter les obligations contractuelles figurant à son contrat, en l’occurrence de confidentialité et de respect du secret professionnel, sous peine de perdre son emploi (ce qui lui arriva).
Les juges du fond ont caractérisé le manquement disciplinaire estimant que :
• les images publiées provenaient d’informations issues de documents internes qui n’étaient pas destinés à une publication sur un réseau social et dont le salarié avait eu connaissance dans le cadre de l’exercice de ses fonctions ;
• il les avait utilisées sans vérifier, au regard des règles de confidentialité qui lui était applicables, s’il lui était possible de les publier.
Le fait que ces images aient été affichées dans le couloir qui mène à la cantoche ne changeait rien à l’affaire, la Cour d’appel estimant que peu importait « le degré de classification de ces documents ».
Dans un registre similaire, mais plus glamour, un salarié avait fait l’objet d’un licenciement disciplinaire après avoir publié la photographie du défilé de la nouvelle collection sur son compte privé Facebook comptant plus de 200 « amis » professionnels alors qu’il était soumis contractuellement à une clause de confidentialité (Cass. soc. 30-9-2020 no 19-12.058 FS-PBRI).

Seul sans excuses

Droit Social

Tout le monde se souvient naturellement de ce fringant trader, Jérôme K., qui, il y a quelques années, avait quelque peu défrayé la chronique. Pour mémoire, on l’accusait d’avoir pris des « positions directionnelles sur différents indices boursiers » (on fait du droit social ici, pas du boursicotage, on est donc en bien en peine de vous expliquer précisément de quoi il retourne) pour un montant considérable (de l’ordre de 50 milliards d’euros), sans commune mesure avec la limite de risque de son activité.

Plus souciant encore, il avait sciemment dissimulé ses agissements, notamment par de nombreuses opérations fictives et par la falsification de documents censés justifier ces opérations, occasionnant au passage un préjudice de 4,9 milliards d’euros à la banque (une paille).

L’ancien trader a notamment été ensuite reconnu pénalement coupable d’introduction frauduleuse de données dans un système de traitement automatisé, de faux et usage de faux et d’abus de confiance (CA Versailles 23-9-2016 no 14/01570).

Mais si cette ténébreuse affaire de haute voltige financière atterrit sur ces pages, c’est que le trader désavoué et licencié avec pertes et fracas (c’est le cas de le dire) avait saisi le Conseil de prud’hommes de la contestation de la rupture de son contrat de travail.

Cela peut surprendre dans le contexte, mais l’audacieux jeune homme a d’abord obtenu gain de cause en première instance, pour être ensuite débouté en appel.
Son principal argument de contestation de la rupture était une circonstance qualifiée d’atténuante : les graves carences du système de contrôle de la banque auraient rendu possible le développement de sa fraude et ses conséquences financières.

Ce sont d’ailleurs ces mêmes circonstances qui avaient conduit le juge pénal à reconnaître un partage de responsabilités entre la banque et le trader et à conséquemment réduire drastiquement le montant de sa condamnation pécuniaire, nonobstant le préjudice financier subi par la banque. Ceci dit, les 4,9 milliards d’Euros, cela faisait quand même beaucoup pour un seul homme.

Le juge pénal avait notamment relevé les multiples carences et manquements de la banque en matière de sécurité et de surveillance, et considéré que ces dernières avaient eu un rôle majeur et déterminant dans la conception et la réalisation des infractions commises par le trader. Plus éclairant encore s’agissant maintenant d’aborder l’aspect social de la question, le juge relève que ces multiples manquements témoignaient non pas de négligences ponctuelles mais de choix managériaux privilégiant la prise de risque au profit de la rentabilité (CA Versailles 23-9-2016 no 14/01570).

C’est en partant de ce postulat pénalement constaté et judiciairement définitif que le salarié avait intenté son action devant la juridiction prud’homale, jusqu’à la Cour de cassation.

Rappelons en effet que l’attitude de l’employeur ou du supérieur hiérarchique peut parfois constituer une circonstance atténuante de nature à écarter la faute grave, voire la cause réelle et sérieuse du licenciement.

Toutefois, l’absence de grillage ne peut à elle seule justifier le vol des fruits et même si l’employeur a éventuellement une part de responsabilité dans la survenance des faits fautifs, les juges du fond peuvent ne pas en tenir compte dans leur appréciation lorsque la faute commise est d’une particulière gravité.

C’est ainsi que la Cour d’appel de Paris a considéré que de telles circonstances ne font pas perdre aux fautes commises par le trader leur degré de gravité. Grande et généreuse, elle a toutefois écarté la faute lourde qu’avait retenu l’établissement bancaire : en effet, le salarié n’avait jamais entendu nuire à la banque, mais plus probablement s’en mettre plein les poches. C’est donc la faute grave qui est retenue.

La Cour relève notamment que le jeune loup (de Paris) ne pouvait ignorer ce qu’il faisait au regard de son niveau de responsabilité et de compétence. Rappelons qu’il avait pris des positions directionnelles de l’ordre de 50 milliards d’euros alors que les fonds propres de la banque s’élevaient à… 31,275 milliards d’euros.

L’ex-trader se pourvoit en cassation contre l’arrêt d’appel, arguant des carences dans la sécurité et des manquements de la banque.

Confirmant la position de la cour d’appel, la Cour de cassation rejette son pourvoi. Après avoir rappelé la définition de la faute grave, elle approuve la cour d’appel d’avoir retenu que les carences graves du système de contrôle interne de la banque, qui avaient certes rendu possible le développement de la fraude, ne faisaient pas perdre à la faute du salarié son degré de gravité (Cass. soc. 17-3-2021 n° 19-12.586 FS-D, K. c/ Sté générale).

Force est de constater le raisonnement existentialiste de la juridiction : la Cour de cassation a considéré que le jeune homme était unique maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décidait d’adopter.

Sébastien Bourdon

Le harcèlement sexuel n’a pas de genre

Droit Social

On n’est jamais à l’abri de surprises à la lecture de la jurisprudence sociale. Voilà que la Cour de cassation reconnaît la « banalité du mal » (cf. Hannah Arendt), et même son universalité (pas seulement la banalité du mâle donc) en constatant que l’auteur et la victime de harcèlement sexuel peuvent être de même sexe (Cass. soc. 3-3-2021 n° 19-18.110 F-D).

Ce n’est pas le seul intérêt de cette décision, mais il n’est parfois pas inutile que de marteler les évidences.

En l’espèce, une hôtesse de caisse « Chef de Groupe » estimant avoir été victime d’agissements relevant du harcèlement sexuel de la part de sa supérieure hiérarchique, saisit le Conseil de prud’hommes pour obtenir la résiliation de son contrat de travail aux torts et griefs de son employeur, et une indemnisation complémentaire pour le préjudice subi.

En appel, elle obtient la condamnation de l’employeur au paiement de dommages-intérêts pour le seul harcèlement sexuel. Insatisfaite, elle saisit la Cour de cassation pour obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail produisant les effets d’un licenciement nul. L’employeur forme de son côté un pourvoi incident contestant sa condamnation à ces dommages-intérêts.

S’agissant tout d’abord de la question du harcèlement sexuel, l’employeur réaffirme qu’il n’y a vu goutte, en raison de la « familiarité réciproque affichée » entre les deux salariées et même de leur « relation ambiguë ».

Il semble que la Cour de cassation soit d’ailleurs assez vigilante sur la problématique de « l’ambiguïté », questionnant la victime alléguée sur son comportement et ce en quoi sa propre attitude pourrait disqualifier ses accusations (rassurons le lecteur, il ne s’agit pas de reprocher à la victime de harcèlement de porter une jupe trop courte – Cass. soc. 25-9-2019 no 17-31.171 F-D).

Point d’ambiguïté ici puisque les faits conservent indéniablement la qualification de harcèlement sexuel caractérisé : non seulement la salariée a été destinataire de centaines de SMS à connotation sexuelle de la part de sa supérieure (mais quand travaillait-elle celle-là ?), mais également d’insultes et de menaces pour obtenir à un passage à l’acte. De son côté, la salariée avait sollicité à plusieurs reprises de sa supérieure qu’elle mette fin à ses agissements.

Sur le fond, rien de bien nouveau, si ce n’est que c’est effectivement la première fois que la Cour de cassation confirme l’existence d’une situation de harcèlement sexuel entre deux personnes du même sexe.

Pour le reste, la fin de l’histoire n’est pas totalement satisfaisante pour la victime qui espérait obtenir la résiliation judicaire de son contrat de travail sur les mêmes motifs.

Sur cette question, la salariée a eu un peu de retard à l’allumage et ce d’autant que l’employeur avait de son côté fait preuve d’une indiscutable réactivité. En effet, informé au mois de novembre 2014 des faits de harcèlement sexuel subis par la salariée, il a licencié la supérieure hiérarchique pour faute grave dès le 18 décembre 2014. Ce n’est que cinq mois plus tard que la salariée victime de harcèlement a finalement saisi le juge prud’homal d’une demande en résiliation judiciaire de son contrat de travail, considérant que la gravité des faits qu’elle avait subis justifiait la rupture aux torts de l’employeur.

Evidemment et heureusement, cette célérité a été justement saluée et les juges de première instance comme la Cour de cassation se sont fait fort de rappeler qu’un salarié doit être débouté de sa demande de résiliation judiciaire du contrat si, au jour du jugement, l’employeur a fait cesser la situation dont il se plaint. Il reste loisible de lui faire grief de n’avoir su empêcher les évènements et ainsi obtenir des dommages et intérêts, mais la résiliation judiciaire est impossible si une fois dûment informé, l’employeur a pris les mesures nécessaires pour mettre fin au trouble.

Sébastien Bourdon

Le télétravail peut-il être un libre choix du salarié

Droit Social

La Cour de cassation a récemment rendu une décision discrète mais éclairante sur la prise en charge des frais afférents au télétravail.

Cette question étant pour le moins sous les feux de l’actualité récente, pandémie oblige, il était probablement pertinent de la décortiquer un peu (Chambre sociale, 17 février 2021, 19-13.783 ; 19-13-855).

En l’espèce, et entre autres demandes, le salarié concerné avait sollicité de son employeur le remboursement de divers frais exposés par ses soins dans le cadre du télétravail. Sur le principe, on ne voit pas bien ce qui aurait bien pu justifier qu’on le lui refuse, à un détail près, et pas des moindres.

En effet, précurseur d’un mode d’organisation du travail devenu banal depuis le mois de mars 2020, cet employé avait décidé de lui-même de se mettre en télétravail, sans l’aval de son employeur.

Or, et pour mémoire, le télétravail peut être mis en place dans l’entreprise à deux conditions, non-cumulatives :

  • dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social et économique (CSE), s’il existe.
  • en l’absence de charte ou d’accord collectif, le salarié et l’employeur doivent formaliser par tout moyen leur accord de recourir au télétravail.

Ainsi, alors qu’aucune de ces deux conditions n’était remplie, le salarié saisit la juridiction prud’homale afin de se faire rembourser les frais exposés dans le cadre du travail effectué à son domicile.

Il invoque à cette fin les articles L. 1222-9 et suivants du Code du travail, mettant à la charge de l’employeur tous les coûts découlant directement du télétravail, indépendamment de la question de savoir qui est à l’origine de la décision d’y recourir, dès lors qu’il est établi que la prestation assurée par le télétravailleur l’est au profit de l’employeur (l’abonnement NETFLIX n’est pas inclus dans ce package, faut-il le rappeler).

Cette analyse il est vrai discutable n’avait pas été retenue par la Cour d’appel, qui avait fait ressortir qu’il n’existait aucun accord entre le salarié et l’employeur sur le recours au télétravail. En considération de ces éléments, la Cour de cassation a logiquement confirmé que le salarié ne pouvait se prévaloir de la législation relative au télétravail et donc obtenir un quelconque remboursement.

C’est donc une situation très particulière qui est ici tranchée, celle d’un salarié qui, tout seul, décide un beau matin qu’il n’ira plus au bureau et qu’il travaillera de son canapé, aux frais de celui qui l’emploie. C’était faire peu de cas du lien de subordination, ce qui lui a été ici rappelé.

S’agissant des périodes de pandémie – on ne sait jamais, ça pourrait encore durer ou se reproduire – le législateur s’est plutôt penché sur la question de pouvoir l’imposer sans plus de façons au salarié. Ainsi, le risque épidémique peut justifier le recours au télétravail sans son accord et sa mise en œuvre dans ce cadre ne nécessite aucun formalisme particulier. L’employeur peut donc mettre en place le télétravail sans accord ou charte, et ne consulter le CSE – pour peu qu’il y en ait un – qu’après la mise en œuvre de sa décision, à condition de l’en informer sans délai.

Sébastien Bourdon

 

Manger en télétravaillant: quid du ticket-restaurant ?

Droit Social

Ces derniers temps, on pourrait avoir la vague sensation d’une jurisprudence qui ronronne, comme tétanisée par la crise sanitaire. Toutefois, effet induit de la même situation, la question du sort des travailleurs enfermés chez eux commence à un peu à agiter la vie pas forcément poussiéreuse des tribunaux.

Ainsi, s’il est bien une question essentielle – car oui le salarié est un être humain comme les autres – c’est celle de la nourriture, de la possibilité de se sustenter à la « pause dèj ».

Pour cela, le monde du travail a inventé un truc formidable : le ticket-restaurant. Et comme souvent dans la vie, ce que l’on a, on croit que c’est pour toujours, il s’avère que ce n’est pas si simple comme a pu le trancher récemment le Tribunal judiciaire de Nanterre (TJ Nanterre 10-3-2021 n° 20/09616, Fédération des syndicats des services activités diverses tertiaires et connexes (Unsa FESSAD) c/ Association de moyens assurance de personnes).

En l’espèce, l’UES Malakoff Humanis avait placé l’essentiel de ses salariés en télétravail à compter du 17 mars 2020 – pour mémoire, si on me lit dans encore dans 100 ans : en raison de l’état d’urgence sanitaire lié à l’épidémie de Covid-19 – et n’attribuait plus de titres-restaurant dans ce cadre.

Estimant que les salariés des sociétés composant l’UES qui n’ont pas accès à un restaurant d’entreprise ou interentreprises placés en télétravail doivent bénéficier des titres-restaurant, pour chaque jour travaillé au cours duquel un repas est compris dans leur horaire de travail journalier, une fédération syndicale saisit le tribunal judiciaire afin d’obtenir la régularisation de leurs droits depuis le 17 mars 2020.

Il est vrai que cela peut sembler un peu surprenant (et guère généreux) que de décider de cette suppression alors que par essence, chez soi, on n’a pas accès à un restaurant d’entreprise, et encore moins dans le cadre de restrictions strictes de sortie.

Rappelons ici les règles qui gouvernent l’attribution de ces fameux tickets :

Tout d’abord et c’est l’évidence, les télétravailleurs bénéficient des mêmes droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise. Il s’agit d’une règle d’ordre public notamment rappelée dans le Code du travail à l’article L 1222-9.

Ensuite, le ticket-restaurant n’est pas un droit mais, selon le ministère du travail, un avantage consenti par l’employeur qui ne résulte d’aucune obligation légale et son attribution est possible si, et seulement si, en application de l’article R 3262-7 du Code du travail, le repas du salarié est compris dans son horaire de travail journalier.

Dans ce cadre, et en application du principe d’égalité de traitement entre salariés rappelé ci-dessus, dès lors que les salariés exerçant leur activité dans les locaux de l’entreprise bénéficient de titres-restaurant, les télétravailleurs doivent également en recevoir si leurs conditions de travail sont équivalentes (QR min. trav. 9-3-2021).

Ce qui nous amène petit à petit au domicile des travailleurs, puisque c’est plutôt là qu’on les trouve.

Dans son jugement du 10 mars 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre tranche en défaveur de ces forçats à domicile et considère que le télétravailleur n’étant pas dans une situation comparable à celle des salariés travaillant sur site sans accès à un restaurant d’entreprise, il ne peut prétendre à l’attribution de titres-restaurant.

Il est intéressant de reprendre le raisonnement suivi par la juridiction tant la solution dégagée semble un peu déconcertante :

Tout d’abord, le tribunal rappelle, comme le ministère du travail, que le titre-restaurant est un avantage consenti par l’employeur qui ne résulte d’aucune obligation légale. La loi ne définit donc pas ses conditions d’attribution, si ce n’est que le repas pris en charge doit être compris dans l’horaire de travail journalier.

Il ajoute ensuite que si titres-restaurants il y a, c’est pour permettre aux salariés de faire face au surcoût lié à la restauration hors de leur domicile. Les mots ayant un sens, le tribunal affirme alors qu’un salarié en télétravail peut par essence se sustenter chez lui (une vérité de La Palice) et ne serait donc pas exposé à un « surcoût ».

Il n’empêche que cette assertion est surprenante : coincé chez lui sur ordre de l’employeur (ce dernier obéissant aux injonctions étatiques en ce sens), le salarié va forcément exposer quelques-uns de ses propres deniers pour se nourrir à l’heure du déjeuner, dans le strict cadre de son horaire de travail journalier.

Le tribunal a-t-il alors vraiment tenu compte des nécessaires critères objectifs gouvernant l’attribution d’un avantage au salarié quand ce dernier ne repose sur aucune obligation légale ?

Il n’est pas interdit d’en douter et l’on verra comment tranchera la Cour d’appel de Versailles, cette dernière ayant d’ores et déjà été saisie.

Sébastien Bourdon

La rupture vexatoire et ses conséquences

Droit Social

Ce n’est pas parce qu’on se débarrasse de quelqu’un que l’on doit en plus être désagréable ! Si graves soient les agissements du salarié que l’on licencie, la jurisprudence n’autorise pas à l’employeur de plus amples débordements verbaux ou écrits.

Les règles du savoir-vivre élémentaire doivent continuer à s’imposer sans quoi le salarié vertement sorti, même pour faute grave, peut prétendre judiciairement à la réparation du préjudice particulier ainsi subi.

Dans l’arrêt de cassation dont il est ici question (Cass. soc. 16-12-2020 n° 18-23.966 F-PBI, P. c/ Sté Altercafé), le salarié faisait grief à son ex employeur d’avoir publiquement allégué qu’il serait un drogué et un voleur. Il est vrai que de telles accusations ne sont pas de nature à apaiser le conflit, ni même et surtout à faciliter la recherche d’emploi pour celui qui, justement, vient de le perdre.

La Cour d’appel n’y avait pas vu malice, raisonnement que la Cour de cassation n’a pas suivi, considérant que le salarié avait bien subi un traitement anormal, en sus de la rupture de son contrat de travail.

Pour mémoire, cette sanction pécuniaire complémentaire s’applique même en cas de faute grave, ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans son arrêt du 16 décembre 2020.

En ces temps où les salariés voient leurs demandes plafonnées par le désormais fameux barème prud’homal, il n’est pas anodin de rappeler que l’indemnisation allouée en réparation d’un licenciement vexatoire ou brutal est cumulable avec l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. En effet, il s’agit là d’une demande indemnitaire basée sur un autre fondement, elle n’a pas pour objet de réparer le préjudice lié à la perte d’emploi.

C’est probablement pour cela que l’on voit fleurir sur les requêtes de saisine prud’homale de si nombreuses demandes indemnitaires sur ce fondement, permettant de court-circuiter au moins un peu le plafond légal lié à l’ancienneté.

 

Sébastien Bourdon

La vie sentimentale et ses conséquences en entreprise

Droit Social

En ces temps plus ou moins confinés, télétravail oblige, la frontière entre le boulot et la vie privée devient nécessairement de plus en plus ténue. Intéressons-nous un peu, à ce qu’il en est des sentiments amoureux et dans quelle mesure l’employeur aurait un droit de regard dessus (car, du lieu comme des circonstances, Cupidon par ailleurs se fout, comme chacun sait).

En l’espèce, la Cour de cassation a eu à trancher l’épineuse question du rattachement à la vie professionnelle du comportement d’un amoureux éconduit (Cass. soc. 16-12-2020 n° 19-14.665 F-D, Sté Banque populaire c/ X).

En l’espèce, un salarié avait entretenu pendant plusieurs mois une relation amoureuse avec une de ses collègues de travail. Nous relèverons ici la pudeur avec laquelle les juges ont qualifié cette idylle, ayant considéré qu’elle était faite « de ruptures et de sollicitations réciproques » (fuis l’amour, il te suit, suis l’amour, il te fuit).

Comme le chantait Michel Jonasz, « y a rien qui dure toujours », cette affaire sentimentale un beau jour s’est achevée, semble-t-il sur un mode consensuel. Mais le salarié se révèle encore épris et, jaloux, pose une balise GPS sur le véhicule personnel de son ex-compagne. Il ne se contente d’ailleurs pas de seulement surveiller ses déplacements, mais lui adresse également des messages à caractère personnel à partir de sa messagerie professionnelle.

Le garçon soupçonne en effet l’impétrante d’avoir noué une relation amoureuse avec un autre salarié de l’entreprise. L’employeur, alerté de ces agissements, mène une enquête à l’issue de laquelle il engage une procédure de licenciement à l’encontre du salarié.

De quoi se mêle-t-il ? Il part du principe qu’il s’agit d’un harcèlement dans un cadre professionnel, se place alors sur le terrain disciplinaire et licencie l’employé pour faute grave. A contrario, l’évincé de l’entreprise (et de la vie de celle dont il est épris) considère que son employeur a outrepassé ses pouvoirs dans la mesure où les faits relèvent de sa vie privée (et donc ne peuvent justifier son licenciement, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, sauf à ce qu’ils se rattachent à la vie professionnelle du salarié).

La cour d’appel saisie du litige n’avait pas contesté la matérialité des faits, mais avait considéré qu’ils étaient exclusivement liés aux relations privées nouées par les deux salariés. Partant de là, ils ne constituaient pas une faute pouvant être sanctionnée par l’employeur. L’employeur, condamné à verser au salarié plus de 30 000 € d’indemnités de rupture, près de 4 500 € de rappel de salaire sur mise à pied conservatoire et 60 000 € de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, s’est pourvu en cassation.

Mal lui en a pris, la Cour de cassation ne bouge pas d’un iota et reprend le raisonnement suivi par les juges du fond.

En premier lieu, elle estime que les faits reprochés au salarié ne constituaient pas un harcèlement moral. Elle relève ensuite que la balise avait été posée sur le véhicule personnel de la salariée et que les envois de messages au moyen de l’outil professionnel s’étaient limités à deux, sans que les faits n’aient eu de surcroît aucun retentissement au sein de l’agence ou sur la carrière de l’intéressée (éléments semble-t-il essentiels pour faire le distinguo vie personnelle/professionnelle).

Par conséquent, les faits relevaient de la vie privée du salarié, et échappaient au pouvoir disciplinaire de l’employeur. Le licenciement est jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse.

A l’instar de la Cour de cassation – saisie ici d’une question afférente au droit du travail – il ne nous appartient pas de trancher sur le caractère blâmable du comportement même de ce garçon, éventuellement pénalement et civilement condamnable. Tout juste pourrait-on citer Lacan : « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

Sébastien Bourdon

Le défaut de protection fautif

Droit Social

Cet arrêt de Cassation date un peu (Cass. soc. 23-10-2019 n° 18-14.260 F-D, D c/ Sté Airbus), mais les faits de l’espèce sont croustillants, et puis un éclairage sur ce qui peut fonder une faute grave est toujours bienvenu.

Pour mémoire ou rappel, en application de l’article L 4121-1 du Code du travail, l’employeur est tenu d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Cette obligation concerne chaque travailleur auquel il appartient de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail.

La jurisprudence a étendu cette obligation en une obligation de résultat, et vise toute atteinte à la santé, physique comme morale. La Haute Juridiction juge ainsi qu’un management par la peur peut constituer un manquement de l’employeur à son obligation de prévention (Cass. soc. 6-12-2017 no 16-10.885 FS : RJS 3/17 no 194).

S’inscrivant dans ce cadre, la Cour de Cassation a donc rappelé qu’un manager organisant une activité de « team building » ne peut s’exonérer du respect de la santé et de la sécurité de ses collaborateurs.

De quels excès ce cadre dynamique a-t-il bien pu se rendre coupable pour qu’il finisse ce week-end intégration par son licenciement pour faute grave ? Pris par l’enthousiasme, il n’a pas interrompu une épreuve alors que la santé d’un des « candidats » était menacée.

Ce garçon était en charge de l’équipe « Programme Management Solutions » et avait organisé pour son équipe un « team booster » dont la dernière épreuve consistait à casser tour à tour une bouteille en verre enroulée dans une serviette à l’aide d’un marteau, à déposer le verre brisé sur un morceau de tissu étendu au sol et à faire dessus, nu pieds, quelques entrechats gracieux (sur ce dernier point, j’extrapole un peu).

Un collaborateur, ne se sentant aucune vocation de fakir devant cette épreuve qui tenait littéralement du supplice hindou, est alors sorti en larmes. A son retour, il s’est justifié de son refus – comme si cela était nécessaire ! – par le fait qu’il était porteur d’une pathologie pouvant entraîner des risques d’infection pour les participants.

Averti de cette ténébreuse affaire par la médecine du travail et les ressources humaines, l’employeur a licencié le manager pour faute grave.

Le manager conteste alors la sanction devant la juridiction prud’homale, et jusqu’à la Cour de Cassation, en affirmant que l’employeur qui exige d’un salarié qu’il supervise une activité à risques ne peut lui reprocher la réalisation de ce risque dans le cadre de cette activité organisée dans les conditions qu’il a imposées.

L’arrêt n’a pas été publié, aussi l’on ignore si marcher sur du verre pilé relève d’une initiative du manager ou du prestataire chargé d’organiser ce week-end d’intégration.

Mais la question n’est pas là et la cour d’appel considère que le salarié n’y coupera pas : la faute avait consisté à ne pas intervenir durant le stage pour préserver l’intégrité physique et psychique de ses collaborateurs, en méconnaissance de ses obligations en matière de santé et de sécurité, lesquelles figuraient dans le règlement intérieur. La Cour de cassation confirme l’analyse des juges du fond.

Finalement, qu’importe l’organisateur de l’épreuve, c’est à celui qui l’encadre que de prendre soin des participants. Et ça aussi, c’est du « team building ».

Sébastien Bourdon

La preuve au pied du mur

Droit Social

Le temps passé sur les réseaux sociaux par tout un à chacun ne peut être qu’exponentiel, surtout après que nous ayons été tous enfermés et dans la perspective probable de l’être à nouveau, plus ou moins (même si les heures ouvrables de bureau semblent pour l’instant préservées).

Le salarié, qu’il soit télétravailleur ou confiné, privé de conversation à côté de la machine à café, ne dispose alors plus que de l’échange virtuel avec les collègues, et ça tombe bien, le 21ème siècle a été prolixe en médias dédiés, dont l’incontournable Facebook.

Si à notre connaissance, aucun employeur ne s’est fait jamais prendre en ayant posé des micros dans la salle de pause, la question de la preuve de l’éventuelle intention de nuire du salarié se pose fréquemment dans le cadre virtuel.

Le droit à la preuve est un principe consacré par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, permettant ainsi l’atteinte à la vie privée pour peu qu’elle soit justifiée par l’exigence de protection des droits de la défense, et à certaines conditions.

La Cour de cassation a fait application dudit principe dans un arrêt du 30 septembre dernier (Cass. soc. 30-9-2020 n° 19-12.058 PBRI).

En l’espèce, l’employeur reprochait à une salariée d’avoir divulgué des informations confidentielles afférentes à l’entreprise sur Facebook.

Cette affaire est d’autant plus intéressante que c’est sur son propre « mur », en principe accessible uniquement à ses « amis » (au sens où on l’entend sur Facebook), que la salariée avait posté une photographie d’une nouvelle collection « fashion » qui avait été à ce stade présentée uniquement aux commerciaux de la société .

Informé de cette publication, l’employeur a licencié la salariée pour faute grave, lui reprochant un manquement à son obligation contractuelle de confidentialité, d’autant plus grave que ce mur était accessible à des personnes travaillant pour des entreprises concurrentes.

Si la salariée n’a pas nié les faits, elle a basé sa contestation sur le mode de preuve, arguant de ce que l’employeur avait abusivement accédé à sa page Facebook.

La Cour de cassation rappelle tout d’abord qu’en vertu du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, l’employeur ne peut pas avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve.

Comment donc l’employeur s’était-il fourni ces clichés ? Des captures d’écran de la publication litigieuse avait été spontanément communiquées à l’employeur par une autre salariée de l’entreprise, elle-même « amie » de la coupable.

La Haute Juridiction confirme alors la position retenue de la cour d’appel de Paris, réaffirmant que ce procédé d’obtention de preuve n’était pas déloyal.

Mais est tout de même ainsi caractérisée une atteinte à la vie privée de la salariée.

En principe, l’employeur ne devrait donc pas être admis à s’en prévaloir comme élément de preuve d’une faute qu’il entendrait sanctionner. La Cour de cassation invoque alors le droit à la preuve de l’employeur.

Il résulte en effet des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 9 du Code civil et 9 du Code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit, et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Après avoir énoncé ce principe, la Cour de cassation réaffirme que la production par l’employeur d’éléments portant atteinte à la vie privée de la salariée était :

  • indispensable à l’exercice du droit à la preuve d’une part, car l’employeur ne disposait que de ces éléments pour établir le grief allégué dans la lettre de licenciement ;
  • proportionnée au but poursuivi, à savoir ici la défense de l’intérêt légitime de l’employeur à la confidentialité de ses affaires.

Si l’on résume, le recours à de telles preuves ne peut se faire qu’en l’absence de toute autre moyen au soutien de sa démonstration et en n’ayant pas recours à un quelconque stratagème machiavélique pour y parvenir.

Gageons que cette jurisprudence connaîtra dans un proche futur de nouveaux développements.

Sébastien Bourdon