La rupture vexatoire et ses conséquences

Droit Social

Ce n’est pas parce qu’on se débarrasse de quelqu’un que l’on doit en plus être désagréable ! Si graves soient les agissements du salarié que l’on licencie, la jurisprudence n’autorise pas à l’employeur de plus amples débordements verbaux ou écrits.

Les règles du savoir-vivre élémentaire doivent continuer à s’imposer sans quoi le salarié vertement sorti, même pour faute grave, peut prétendre judiciairement à la réparation du préjudice particulier ainsi subi.

Dans l’arrêt de cassation dont il est ici question (Cass. soc. 16-12-2020 n° 18-23.966 F-PBI, P. c/ Sté Altercafé), le salarié faisait grief à son ex employeur d’avoir publiquement allégué qu’il serait un drogué et un voleur. Il est vrai que de telles accusations ne sont pas de nature à apaiser le conflit, ni même et surtout à faciliter la recherche d’emploi pour celui qui, justement, vient de le perdre.

La Cour d’appel n’y avait pas vu malice, raisonnement que la Cour de cassation n’a pas suivi, considérant que le salarié avait bien subi un traitement anormal, en sus de la rupture de son contrat de travail.

Pour mémoire, cette sanction pécuniaire complémentaire s’applique même en cas de faute grave, ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans son arrêt du 16 décembre 2020.

En ces temps où les salariés voient leurs demandes plafonnées par le désormais fameux barème prud’homal, il n’est pas anodin de rappeler que l’indemnisation allouée en réparation d’un licenciement vexatoire ou brutal est cumulable avec l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. En effet, il s’agit là d’une demande indemnitaire basée sur un autre fondement, elle n’a pas pour objet de réparer le préjudice lié à la perte d’emploi.

C’est probablement pour cela que l’on voit fleurir sur les requêtes de saisine prud’homale de si nombreuses demandes indemnitaires sur ce fondement, permettant de court-circuiter au moins un peu le plafond légal lié à l’ancienneté.

 

Sébastien Bourdon

La vie sentimentale et ses conséquences en entreprise

Droit Social

En ces temps plus ou moins confinés, télétravail oblige, la frontière entre le boulot et la vie privée devient nécessairement de plus en plus ténue. Intéressons-nous un peu, à ce qu’il en est des sentiments amoureux et dans quelle mesure l’employeur aurait un droit de regard dessus (car, du lieu comme des circonstances, Cupidon par ailleurs se fout, comme chacun sait).

En l’espèce, la Cour de cassation a eu à trancher l’épineuse question du rattachement à la vie professionnelle du comportement d’un amoureux éconduit (Cass. soc. 16-12-2020 n° 19-14.665 F-D, Sté Banque populaire c/ X).

En l’espèce, un salarié avait entretenu pendant plusieurs mois une relation amoureuse avec une de ses collègues de travail. Nous relèverons ici la pudeur avec laquelle les juges ont qualifié cette idylle, ayant considéré qu’elle était faite « de ruptures et de sollicitations réciproques » (fuis l’amour, il te suit, suis l’amour, il te fuit).

Comme le chantait Michel Jonasz, « y a rien qui dure toujours », cette affaire sentimentale un beau jour s’est achevée, semble-t-il sur un mode consensuel. Mais le salarié se révèle encore épris et, jaloux, pose une balise GPS sur le véhicule personnel de son ex-compagne. Il ne se contente d’ailleurs pas de seulement surveiller ses déplacements, mais lui adresse également des messages à caractère personnel à partir de sa messagerie professionnelle.

Le garçon soupçonne en effet l’impétrante d’avoir noué une relation amoureuse avec un autre salarié de l’entreprise. L’employeur, alerté de ces agissements, mène une enquête à l’issue de laquelle il engage une procédure de licenciement à l’encontre du salarié.

De quoi se mêle-t-il ? Il part du principe qu’il s’agit d’un harcèlement dans un cadre professionnel, se place alors sur le terrain disciplinaire et licencie l’employé pour faute grave. A contrario, l’évincé de l’entreprise (et de la vie de celle dont il est épris) considère que son employeur a outrepassé ses pouvoirs dans la mesure où les faits relèvent de sa vie privée (et donc ne peuvent justifier son licenciement, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, sauf à ce qu’ils se rattachent à la vie professionnelle du salarié).

La cour d’appel saisie du litige n’avait pas contesté la matérialité des faits, mais avait considéré qu’ils étaient exclusivement liés aux relations privées nouées par les deux salariés. Partant de là, ils ne constituaient pas une faute pouvant être sanctionnée par l’employeur. L’employeur, condamné à verser au salarié plus de 30 000 € d’indemnités de rupture, près de 4 500 € de rappel de salaire sur mise à pied conservatoire et 60 000 € de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, s’est pourvu en cassation.

Mal lui en a pris, la Cour de cassation ne bouge pas d’un iota et reprend le raisonnement suivi par les juges du fond.

En premier lieu, elle estime que les faits reprochés au salarié ne constituaient pas un harcèlement moral. Elle relève ensuite que la balise avait été posée sur le véhicule personnel de la salariée et que les envois de messages au moyen de l’outil professionnel s’étaient limités à deux, sans que les faits n’aient eu de surcroît aucun retentissement au sein de l’agence ou sur la carrière de l’intéressée (éléments semble-t-il essentiels pour faire le distinguo vie personnelle/professionnelle).

Par conséquent, les faits relevaient de la vie privée du salarié, et échappaient au pouvoir disciplinaire de l’employeur. Le licenciement est jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse.

A l’instar de la Cour de cassation – saisie ici d’une question afférente au droit du travail – il ne nous appartient pas de trancher sur le caractère blâmable du comportement même de ce garçon, éventuellement pénalement et civilement condamnable. Tout juste pourrait-on citer Lacan : « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

Sébastien Bourdon

Le défaut de protection fautif

Droit Social

Cet arrêt de Cassation date un peu (Cass. soc. 23-10-2019 n° 18-14.260 F-D, D c/ Sté Airbus), mais les faits de l’espèce sont croustillants, et puis un éclairage sur ce qui peut fonder une faute grave est toujours bienvenu.

Pour mémoire ou rappel, en application de l’article L 4121-1 du Code du travail, l’employeur est tenu d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Cette obligation concerne chaque travailleur auquel il appartient de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail.

La jurisprudence a étendu cette obligation en une obligation de résultat, et vise toute atteinte à la santé, physique comme morale. La Haute Juridiction juge ainsi qu’un management par la peur peut constituer un manquement de l’employeur à son obligation de prévention (Cass. soc. 6-12-2017 no 16-10.885 FS : RJS 3/17 no 194).

S’inscrivant dans ce cadre, la Cour de Cassation a donc rappelé qu’un manager organisant une activité de « team building » ne peut s’exonérer du respect de la santé et de la sécurité de ses collaborateurs.

De quels excès ce cadre dynamique a-t-il bien pu se rendre coupable pour qu’il finisse ce week-end intégration par son licenciement pour faute grave ? Pris par l’enthousiasme, il n’a pas interrompu une épreuve alors que la santé d’un des « candidats » était menacée.

Ce garçon était en charge de l’équipe « Programme Management Solutions » et avait organisé pour son équipe un « team booster » dont la dernière épreuve consistait à casser tour à tour une bouteille en verre enroulée dans une serviette à l’aide d’un marteau, à déposer le verre brisé sur un morceau de tissu étendu au sol et à faire dessus, nu pieds, quelques entrechats gracieux (sur ce dernier point, j’extrapole un peu).

Un collaborateur, ne se sentant aucune vocation de fakir devant cette épreuve qui tenait littéralement du supplice hindou, est alors sorti en larmes. A son retour, il s’est justifié de son refus – comme si cela était nécessaire ! – par le fait qu’il était porteur d’une pathologie pouvant entraîner des risques d’infection pour les participants.

Averti de cette ténébreuse affaire par la médecine du travail et les ressources humaines, l’employeur a licencié le manager pour faute grave.

Le manager conteste alors la sanction devant la juridiction prud’homale, et jusqu’à la Cour de Cassation, en affirmant que l’employeur qui exige d’un salarié qu’il supervise une activité à risques ne peut lui reprocher la réalisation de ce risque dans le cadre de cette activité organisée dans les conditions qu’il a imposées.

L’arrêt n’a pas été publié, aussi l’on ignore si marcher sur du verre pilé relève d’une initiative du manager ou du prestataire chargé d’organiser ce week-end d’intégration.

Mais la question n’est pas là et la cour d’appel considère que le salarié n’y coupera pas : la faute avait consisté à ne pas intervenir durant le stage pour préserver l’intégrité physique et psychique de ses collaborateurs, en méconnaissance de ses obligations en matière de santé et de sécurité, lesquelles figuraient dans le règlement intérieur. La Cour de cassation confirme l’analyse des juges du fond.

Finalement, qu’importe l’organisateur de l’épreuve, c’est à celui qui l’encadre que de prendre soin des participants. Et ça aussi, c’est du « team building ».

Sébastien Bourdon

La preuve au pied du mur

Droit Social

Le temps passé sur les réseaux sociaux par tout un à chacun ne peut être qu’exponentiel, surtout après que nous ayons été tous enfermés et dans la perspective probable de l’être à nouveau, plus ou moins (même si les heures ouvrables de bureau semblent pour l’instant préservées).

Le salarié, qu’il soit télétravailleur ou confiné, privé de conversation à côté de la machine à café, ne dispose alors plus que de l’échange virtuel avec les collègues, et ça tombe bien, le 21ème siècle a été prolixe en médias dédiés, dont l’incontournable Facebook.

Si à notre connaissance, aucun employeur ne s’est fait jamais prendre en ayant posé des micros dans la salle de pause, la question de la preuve de l’éventuelle intention de nuire du salarié se pose fréquemment dans le cadre virtuel.

Le droit à la preuve est un principe consacré par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, permettant ainsi l’atteinte à la vie privée pour peu qu’elle soit justifiée par l’exigence de protection des droits de la défense, et à certaines conditions.

La Cour de cassation a fait application dudit principe dans un arrêt du 30 septembre dernier (Cass. soc. 30-9-2020 n° 19-12.058 PBRI).

En l’espèce, l’employeur reprochait à une salariée d’avoir divulgué des informations confidentielles afférentes à l’entreprise sur Facebook.

Cette affaire est d’autant plus intéressante que c’est sur son propre « mur », en principe accessible uniquement à ses « amis » (au sens où on l’entend sur Facebook), que la salariée avait posté une photographie d’une nouvelle collection « fashion » qui avait été à ce stade présentée uniquement aux commerciaux de la société .

Informé de cette publication, l’employeur a licencié la salariée pour faute grave, lui reprochant un manquement à son obligation contractuelle de confidentialité, d’autant plus grave que ce mur était accessible à des personnes travaillant pour des entreprises concurrentes.

Si la salariée n’a pas nié les faits, elle a basé sa contestation sur le mode de preuve, arguant de ce que l’employeur avait abusivement accédé à sa page Facebook.

La Cour de cassation rappelle tout d’abord qu’en vertu du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, l’employeur ne peut pas avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve.

Comment donc l’employeur s’était-il fourni ces clichés ? Des captures d’écran de la publication litigieuse avait été spontanément communiquées à l’employeur par une autre salariée de l’entreprise, elle-même « amie » de la coupable.

La Haute Juridiction confirme alors la position retenue de la cour d’appel de Paris, réaffirmant que ce procédé d’obtention de preuve n’était pas déloyal.

Mais est tout de même ainsi caractérisée une atteinte à la vie privée de la salariée.

En principe, l’employeur ne devrait donc pas être admis à s’en prévaloir comme élément de preuve d’une faute qu’il entendrait sanctionner. La Cour de cassation invoque alors le droit à la preuve de l’employeur.

Il résulte en effet des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 9 du Code civil et 9 du Code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit, et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Après avoir énoncé ce principe, la Cour de cassation réaffirme que la production par l’employeur d’éléments portant atteinte à la vie privée de la salariée était :

  • indispensable à l’exercice du droit à la preuve d’une part, car l’employeur ne disposait que de ces éléments pour établir le grief allégué dans la lettre de licenciement ;
  • proportionnée au but poursuivi, à savoir ici la défense de l’intérêt légitime de l’employeur à la confidentialité de ses affaires.

Si l’on résume, le recours à de telles preuves ne peut se faire qu’en l’absence de toute autre moyen au soutien de sa démonstration et en n’ayant pas recours à un quelconque stratagème machiavélique pour y parvenir.

Gageons que cette jurisprudence connaîtra dans un proche futur de nouveaux développements.

Sébastien Bourdon

Mâle cassation

Droit Social

Il arrive que bon an mal an de légitimes et nécessaires évolutions sociétales fassent leur chemin, pour être finalement entérinées devant les tribunaux.

Ce dont il est ici question semble ainsi relever de l’évidence et pourtant la Cour de cassation a jugé utile de le rappeler : adopter un comportement sexiste et dégradant sur le lieu de travail, ou à l’occasion du travail, constitue une faute grave justifiant la rupture immédiate du contrat de travail (Cass. soc. 27-5-2020 n° 18-21.877 F-D, Sté Octapharma c/ F). 

En principe, dans le cadre de son contrôle de la faute grave, la Cour de cassation se limite à éventuellement censurer les erreurs manifestes des juges du fond dans leur qualification des faits fautifs. Si l’on résume, ce qui relève de la faute, ou ce qui s’en détache.

C’est ainsi que, sans grande surprise, la Cour de cassation a considéré par exemple que le racisme ou l’antisémitisme ne pouvaient être qualifiés de faute simple, mais nécessairement de faute grave, donc incompatible avec le maintien du salarié dans l’entreprise (Cass. soc. 5-12-2018 no 17-14.594 F-D pour des propos racistes ; Cass. soc. 2-6-2004 no 03-45.269 FS-PBRI pour des insultes antisémites ; Cass. soc. 19-1-2010 no 08-42.260 F-D en cas d’atteinte à la dignité d’un autre salarié).,

L’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 27 mai dernier fournit une nouvelle illustration de la manière dont ce contrôle est exercé.

Venons-en d’abord aux faits, c’est plus imagé : un agent de fabrication employé par un laboratoire pharmaceutique était notamment accusé d’avoir tenu des propos dégradants et humiliants à connotation sexuelle et ouvertement sexiste à l’encontre de l’une de ses collègues et en présence d’autres salariés. Il se serait notamment publiquement adressé à elle en ces termes (choisis) : « tu sais que jai envie de te casser le cul ».

La lettre de licenciement n’évoquait pas le harcèlement sexuel à proprement parler (et même à parler salement), mais l’employeur considérait néanmoins que le comportement du salarié était suffisamment grave pour justifier son licenciement immédiat (on est en droit de considérer tout de même que les propos tenus par l’impétrant allaient un peu au-delà du sexisme).

Rappelons ici que le harcèlement sexuel est jugé de manière constante comme constitutif d’une faute grave (Cass. soc. 24-10-2012 no 11-20.085 F-D).

C’est d’autant plus étonnant de n’avoir pas retenu cette qualification que le salarié était coutumier du fait, comme rappelé dans le corps de la missive de rupture : deux ans plus tôt, l’intéressé avait baissé ses sous-vêtements pour faire mine de montrer ses parties génitales à la même collègue (décidément privilégiée) ou bien avait traité de « gouine » une autre collègue qui s’était refusée à lui.

Pourtant la Cour d’appel, sans nier la matérialité des faits reprochés, écarte la faute grave et juge le licenciement dénué de cause réelle et sérieuse au motif que l’intéressé justifie de deux circonstances atténuantes : il a près de sept ans d’ancienneté et ne présente aucun antécédent disciplinaire.

Ce raisonnement n’est heureusement pas suivi par la Cour de cassation, qui censure la décision des juges du fond pour violation de la loi, en rappelant que le fait d’adopter un comportement sexiste et de tenir des propos dégradants à l’encontre d’une collègue est constitutif d’une faute grave.

Terminons par une illustration gastronomique du même raisonnement : la Cour d’appel de Paris a considéré justifié le licenciement d’un supérieur hiérarchique qui faisait régulièrement des allusions sexuelles à ses collègues, notamment en offrant des pâtes en forme… de pénis (CA Paris 29 mars 2018, n° 16/02751).

Sébastien Bourdon

Des nouvelles du procès

Droit Social

Le déconfinement à peine entamé, nous autres avocats plaidants, nous avons commencé à nous enquérir du sort de nos dossiers auprès des greffes jusqu’alors bien silencieux.

Alors que de mon côté, j’attendais notamment une date de renvoi dans un référé, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir que dans cette affaire, une ordonnance avait été rendue durant le confinement. La demanderesse (j’étais défendeur) s’était vue déboutée de ses demandes, sans audience ni convocation, et sans même avoir pris connaissance de nos écritures et pièces, ces dernières devant être en principe remise le jour de la convocation, à l’issue de la plaidoirie qui n’avait donc jamais eu lieu.

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, le Conseil de prud’hommes a tranché dans notre sens, sans peut-être même savoir ce qu’on en pensait !

Dans notre chronique précédente, rédigée pendant le confinement, nous appelions de nos vœux l’avènement de la cyberjustice afin de limiter les déplacements superfétatoires, à tout le moins pour les affaires simples et courantes, mais en tout état de cause certainement pas sans ministère d’avocat (au moins derrière un écran !).

Il semble que la pandémie ait permis d’aller plus vite en besogne, puisque il fut possible de juger (certes uniquement en référé), sans entendre les parties. Est ainsi rappelé dans le corps de la décision l’article 9 de l’ordonnance du 25 mars 2020 autorisant la formation de référés à rejeter la demande avant l’audience, par ordonnance non contradictoire, s’il n’y a pas lieu à référé – comprendre ici que les magistrats peuvent décider seuls, sans écouter les arguments des uns et des autres.

Cette tendance à court-circuiter les représentants des parties s’illustre également devant certaines juridictions qui proposent d’ores et déjà de se passer de la plaidoirie, avec un argument de poids : si vous souhaitez plaider, ce sera renvoyé aux calendes grecques.

A l’heure où l’on envisage de réformer les cours d’assises pour se passer de jurés et où des confrères avocats se vantent de pouvoir déterminer par le big data si vous allez gagner ou perdre votre procès, ces phénomènes cumulés inquiètent.

Il est évident que la disparition des avocats émeut moins que celle des pandas – pourtant également vêtus de noir et blanc – mais il n’est pas interdit à l’électeur de s’interroger sur la manière dont il veut voir la justice rendue et si l’on doit réellement accepter que les droits de la défense soient ramenés à leur plus simple expression.

Sébastien Bourdon

Avocat à la Cour

And cyberjustice for all

Droit Social

Depuis le début du confinement, les Conseils de prud’hommes de France et de Navarre sont fermés, et les seules réponses que l’on peut obtenir de cette excellente institution relèvent les plus souvent d’e-mails lapidaires et sibyllins de cet ordre : « En raison de la situation sanitaire nationale, tous les services du Conseil de Prud’hommes de … sont fermés. En conséquence, le dépôt de requêtes, toutes les audiences, le rendu et la notification des décisions sont suspendus jusqu’à nouvel ordre. D’autre part, nous vous informons que les messages électroniques reçus sur cette boîte aux lettres ne pourront pas être traités ».

Cela a le mérite d’être clair, mais on ne m’ôtera pas de l’esprit que la seule situation sanitaire suffise à expliquer un effacement aussi radical d’une institution essentielle au fonctionnement de la société.

Si la moitié des salariés français se trouve être au chômage partiel depuis le 22 avril, l’autre ne l’est pas, et dans un cas comme dans l’autre, nombre de problématiques vont surgir et on conçoit mal comment une institution déjà engluée dans des délais à rallonge va pouvoir digérer l’afflux de dossiers (et ce d’autant qu’à l’ouverture, les mesures de sécurité sanitaires se traduiront sans doute par des audiences réduites, afin d’éviter les pics d’affluence habituels).

Si la question de l’impréparation de l’Etat est particulièrement prégnante ces jours-ci et dans de nombreux domaines, force est de constater qu’elle est ici totale et que l’on n’avait tout simplement rien prévu. Et ce n’est pas le silence assourdissant des autorités de l’Etat sur le sort de la Justice à chacune de leurs interventions qui nous rassurera.

Se profile donc à l’horizon un encombrement abyssal des juridictions du travail dans un monde où un tiers des avocats aura disparu (chiffres CNB : entre ceux qui projettent de changer de profession (28 %), les retraites anticipées (6 %) et les fermetures définitives de cabinets (6 %), ils seraient environ 28 000 à quitter la profession dans les prochains mois).

Il n’y a guère de chiffres qui ne donnent le tournis ces temps derniers, mais la situation interroge à tout le moins, et puisque nous n’avions rien prévu, ne serait-il pas temps de préparer un peu l’avenir (d’autant qu’il est particulièrement sombre à défaut d’être incertain – ou l’inverse).

Au début du confinement, alors que je devais me rendre au Conseil de prud’hommes de Paris pour entériner en Bureau de Conciliation et d’Orientation un protocole d’accord, cette audience, comme toutes les autres, a été reportée sine die, sans message, sans rien, par simple effet de porte close.

Mon excellent client (comme tous mes clients) me fit alors part de son étonnement, bien légitime. Ce dernier s’est légitimement interrogé auprès de moi : comment n’existait-il pas déjà un système type « échange documentaire, éventuellement certifié ? (…) A période exceptionnelle, mesure exceptionnelle qui de plus, soulagerait l’administration judiciaire qui n’avait pas besoin de cet épisode nouveau. »

Cette question, pertinente début mars, risque de l’être encore pour un moment.

Ayant quelques relations avec le Québec, je me suis interrogé sur ce que propose le laboratoire de cyberjustice (unité de recherche du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal) et sur la manière dont ses concepts et travaux de dématérialisation du procès pourraient trouver écho en ces temps troublés.

Dirigé par le professeur de droit Karim Benyekhlef, ledit laboratoire développe des plateformes Web qui permettent une « dématérialisation » des processus judiciaires et une simplification des interactions entre les acteurs concernés. Ne serait-ce pas exactement ce dont nous aurions aujourd’hui besoin ?

En effet, ces plateformes rendent possible l’administration de la justice entièrement à distance grâce aux audiences en ligne ou encore à la négociation et à la médiation à distance des conflits

S’agissant, comme en l’espèce, de formaliser un accord conclu de longue date entre les parties, tout semble absurde dans le fait qu’aucun système de cet ordre n’ait été mis en place en France. En effet : renvoi sans date donnant une incertitude à un litige qui n’en avait plus, coût carbone du déplacement des parties, risque sanitaire lié à la propagation du virus etc.

Laissons d’ailleurs le mot de conclusion au professeur Benyekhlef : « Si, en temps ordinaire, la cyberjustice contribue à rendre la justice plus accessible et plus concrète pour tous nos concitoyens, elle devient, en ces temps de crise (sanitaire et d’isolement social), la première condition de la résilience de la justice dans nos sociétés et, par conséquent, la seule garantie de la protection sociale et économique des citoyens par les tribunaux. Une protection qui semble essentielle pour concevoir une sortie de crise ».

Sébastien Bourdon

La critique a parfois ses raisons

Droit Social

« Quand on passe les bornes, il n’y a plus de limites » disait Alfred Jarry. A quel moment cette assertion trouve-t ’elle à s’appliquer sur le lieu de travail ? Jusqu’où peut-on être légitimement rude sans être insultant ?

Un arrêt récent est venu préciser cette question, nullement anodine dans le quotidien de la vie du travailleur.

Par principe, rappelons-le, le salarié, comme tout citoyen, bénéficie de sa pleine et entière liberté d’expression, ce qui lui donne de facto le droit de critiquer ou contester les ordres qu’il reçoit, comme les instructions qu’on lui donne.

Mais évidemment, il y a des limites.

C’est ainsi qu’il peut être sanctionné en cas d’abus lorsqu’il recourt à des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs (Cass. soc. 27-3-2013 no 11-19.734 FS-PB). En cas de litige, la Cour de cassation vérifie que les juges du fond ont, le cas échéant, caractérisé un tel abus (Cass. soc. 21-3-2018 no 16-20.516 FS-D).

En l’espèce (Cass. soc. 15-1-2020 n° 18-14.177 F-D), l’employeur reprochait au salarié d’avoir tenu des propos inappropriés à l’égard de son supérieur hiérarchique, notamment l’utilisation des termes « soyez plus visionnaire M. Z. » (comme Zorglub !) ou encore « je ne sais pas comment vous pouvez écrire de telles calembredaines » (on notera au passage l’exigence littéraire de l’impétrant), ainsi que d’avoir échangé des courriels avec des collègues provoquant un « climat conflictuel » et une « ambiance délétère ». Et c’est ainsi qu’en France, au 21ème siècle, a pu être licencié pour faute grave un salarié qui employait le terme « calembredaines » (Larousse : histoire absurde, extravagante sottise).

En appel, les juges du fond admettent la légitimité du licenciement, en requalifiant toutefois la faute grave en faute simple constitutive d’une cause réelle et sérieuse de licenciement et déboutent donc le salarié de sa demande en dommages et intérêts.

La Cour de cassation ne suit pas la cour d’appel et casse la décision. En effet, elle constate que les magistrats ont manqué à leur devoir en ne caractérisant pas « en quoi les courriels rédigés par le salarié comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs ». Si on résume un peu hâtivement, la Cour de cassation restitue sa puissance évocatrice et littéraire au terme « calembredaine » et ne lui reconnaît pas de caractère injurieux ou excessif.

Plus récemment, est tombé entre nos mains un avertissement adressé à une salariée qui s’était inquiétée publiquement, avec une relative vivacité, de l’état visiblement fiévreux et souffrant d’une collègue au cours d’un pot « convivial » d’une trentaine de personnes dans une pièce de moins de 20 m², organisée le 13 mars, soit le lendemain de la fermeture des établissements scolaires et à quelques jours du confinement ordonné par décret pour faire face au coronavirus (le 17 mars).

Si le ton a pu surprendre l’employeur, était-il injurieux, excessif ou diffamatoire que de s’inquiéter de la propagation de virus dans un contexte sanitaire parfaitement connu et identifié ? En réalité, c’est le principe même d’une réunion conviviale qui était incongru, et il est plus que probable que l’attitude de la salariée serait reconnue comme légitime et proportionnée par les juridictions. Elle ne faisait finalement que rappeler à sa hiérarchie l’obligation de résultat pesant sur l’employeur s’agissant de la protection de la santé des salariés (articles L 4121-1 et 2 du Code du travail).

Là encore, s’attarder au contexte et au propos est essentiel, s’agissant d’une appréciation qui se doit d’être concrète et objective.

Sébastien Bourdon

Outils de travail et maladie

Droit Social

L’hiver est là, cette alternance de froid et de pluie nous amène à parler un peu maladie et conséquences sur le contrat de travail, c’est indéniablement de saison.

Il est assez fréquent que l’on attribue à un salarié des outils dits de travail mais dont l’usage par nature dépasse le seul exercice des fonctions stricto sensu (téléphone, ordinateur, voiture etc.).

Quid en cas d’absence pour maladie, peut-on les retirer au salarié ?

La capitale de la porcelaine a récemment répondu à cette pertinente question (CA Limoges 8-10-2019 n° 19/00169) :

La suppression d’un véhicule de fonction à usage professionnel et privé et d’une ligne téléphonique à usage strictement professionnel confiés à un salarié en arrêt de travail depuis plusieurs années ne constitue pas un manquement de l’employeur suffisamment grave pour justifier la résiliation du contrat de travail à ses torts.

Les faits de l’espèce sont les suivants : le salarié concerné était en arrêt maladie depuis 2006 (!) et avait été finalement déclaré physiquement inapte par le médecin du travail en 2014 puis licencié peu de temps après en raison de l’impossibilité de le reclasser.

Dans un élan « tu es viré ! – Non c’est moi qui pars ! », avant même le lancement de la procédure de licenciement, le salarié avait introduit une demande en résiliation judiciaire du contrat de travail, arguant notamment de la privation, pendant son arrêt de travail, de son véhicule de fonction et de son téléphone portable.

La cour d’appel de Limoges a débouté le salarié de ses demandes, en retenant un argumentaire différent selon les outils de travail concernés.

S’agissant du téléphone, le contrat de travail ne précisait pas les conditions d’attribution et de retrait de ce dernier, mais l’appareil avait été confié au salarié pour un usage strictement professionnel. En conséquence, la Cour n’a rien trouvé de scandaleux à ce que l’employeur le reprenne quand cela faisait déjà 7 ans (!!) que le salarié avait cessé de travailler, et en l’ayant averti plusieurs semaines auparavant.

S’agissant du véhicule de fonction, l’évidence n’était pas de mise car celui-ci avait expressément été attribué au salarié pour un usage mixte, aussi bien professionnel que privé. Or, la Cour de cassation considère que, sauf stipulation contraire, l’employeur ne peut pas retirer un tel véhicule au salarié pendant une période de suspension du contrat de travail (Cass. soc. 24-3-2010 no 08-43.996 FS-PB : RJS 6/10 no 482). Retenant cet argumentaire, la Cour d’appel de Limoges a considéré que l’employeur avait bel et bien commis une faute en supprimant cet avantage en nature accordé au salarié dès 2006, date de son placement en arrêt maladie.

Au regard des faits de l’espèce – le salarié ne s’était plaint de la situation qu’en 2013, soit 7 ans plus tard – le manquement de l’employeur a été considéré comme réel, mais pas suffisamment grave pour justifier la résiliation du contrat de travail à ses torts.

Il eut toutefois été possible pour le salarié de réclamer une indemnité en compensation de l’avantage en nature perdu du fait du retrait du véhicule de fonction (Cass. soc. 14-6-2007 no 06-40.877 F-D).

Sébastien Bourdon

L’essentiel est de ne pas participer

Droit Social

Sur les barreaux de l’échelle de la complexité des rapports humains, on trouve forcément les relations de travail et les rapports homme femme. Il arrive évidemment que cela se mêle, et dans un mouvement nécessaire et salvateur, la loi, la jurisprudence, et tout simplement la société, sont venus faire un ménage nécessaire face à des comportements légitimement considérés comme archaïques.

Ainsi, il n’est plus question de voir dans les tenues vestimentaires ou le sourire de la victime d’abord une invite et ensuite une excuse absolutoire en cas de harcèlement (ce qui est d’ailleurs heureux : CA Limoges 13-10-2015 no 14/01164)

La question qui était posée en l’espèce à la Cour de cassation était celle de l’ambiguïté réciproque comme moyen de faire échec à l’accusation de harcèlement sexuel (Cass. soc. 25-9-2019 n° 17-31.171 F-D, S. c/ Sté Transdev Ile-de-France).

En l’espèce, un responsable d’exploitation avait envoyé, de manière répétée et durable, des SMS au contenu déplacé et pornographique à l’une de ses subordonnées (cas où des faits de la vie privée peuvent être rattachés à la vie professionnelle et justifier un licenciement). Cette dernière n’était semble t’il pas restée de marbre dans cette relation épistolaire, mais prétendait malgré tout n’y avoir donné suite que par jeu. Informé de ces évènements, l’employeur a tranché et licencié ledit responsable hiérarchique pour faute grave.

Le supérieur érotomane saisit alors la juridiction prud’homale, et devant la Cour d’appel trouve un peu de mansuétude puisqu’est exclue la reconnaissance des faits de harcèlement sexuel, la juridiction s’appuyant sur l’attitude ambiguë de la salariée qui s’en plaignait (elle aurait en effet adopté sur le lieu de travail et à son égard « une attitude très familière de séduction »).

La Cour considère néanmoins que le licenciement est justifié, mais requalifie la faute grave en cause réelle et sérieuse. Elle a en effet considéré comme fautif le fait pour un salarié d’envoyer, depuis son téléphone professionnel, de manière répétée et pendant deux ans, à une collègue dont il avait fait la connaissance sur son lieu de travail et dont il était le supérieur hiérarchique, des SMS au contenu déplacé et pornographique. L’envoyeur, exerçant les fonctions de responsable d’exploitation d’une entreprise comptant plus de 100 personnes, avait ainsi adopté un comportement lui faisant perdre toute autorité et toute crédibilité dans l’exercice de sa fonction de direction et dès lors incompatible avec ses responsabilités.

La Haute Juridiction retient cette même analyse : en l’absence de toute pression grave ou de toute situation intimidante, hostile ou offensante à l’encontre de la salariée, l’attitude ambiguë de cette dernière qui avait ainsi volontairement participé à un jeu de séduction réciproque excluait que les faits reprochés puissent être qualifiés de harcèlement sexuel.

Pour mémoire, il n’y a harcèlement sexuel que lorsque les faits sont subis par la victime, ce qui suppose évidemment l’absence de tout consentement (article L 1153-1 du Code du travail).

Ce qui a manqué à l’employeur pour triompher du salarié licencié c’est donc la possibilité de démontrer que l’impétrante avait expressément voulu faire cesser ce jeu de la séduction 2.0.

Cet arrêt constitue une première, mais il s’inscrit dans la lignée de décisions antérieures telle celle afférente à une ambiance grivoise générale sur le lieu de travail, chroniquée ici par nos soins

Sébastien Bourdon