Le barème, la suite

Droit Social

S’il y a bien une décision qui était attendue, c’est celle que vient de rendre la Cour d’appel de Reims, à propos du barème « Macron » (CA Reims 25-9-2019 n° 19/00003, SCP BTSG c/ X).

En effet, première cour d’appel à statuer sur le sujet, elle l’a jugé conforme aux textes internationaux mais, car rien n’est jamais simple, elle a admis la possibilité pour le juge de ne pas l’appliquer.

Comment en arrive-t-on là, on va essayer de vous l’expliquer.

Pour mémoire, nombre de Conseils de prud’hommes ont à ce jour écarté l’applicabilité du barème, arguant de ce qu’il méconnaîtrait, notamment, les articles 24 de la Charte sociale européenne et 10 de la Convention 158 de l’OIT reconnaissant aux travailleurs licenciés sans motifs valables le droit à une indemnité adéquate et appropriée (cf. nos chroniques précédentes).

La Cour de cassation a certes récemment rendu un avis (17-7-2019 no 19-70.010) leur donnant tort, mais cela n’a pas pour autant interrompu cette vague de contestation prud’homale, d’où l’intérêt évident de cette première décision d’appel (pour celle de Paris, il faudra attendre encore un peu, elle a été reportée au 30 octobre prochain).

Pour la cour d’appel de Reims, les articles 10 de la Convention 158 de l’OIT et 24 de la Charte sociale européenne ont un effet direct horizontal, permettant de les invoquer dans l’enceinte des tribunaux français. Partant de cette possibilité, le juge rémois, analysant les dispositions de l’article L 1235-3 du Code du travail, conclut à leur conformité aux textes précités.

Tout d’abord, la Cour considère que le concept d’indemnité adéquate ou appropriée n’implique pas une réparation intégrale du préjudice, mais seulement une indemnisation d’un montant raisonnable au regard du dommage causé, et suffisante pour assurer l’effectivité de l’exigence d’une cause réelle et sérieuse, ce qui ne serait pas intrinsèquement incompatible avec le concept de plafond.

Elle relève ensuite quand même que le dispositif prévu par le Code du travail serait de nature à porter atteinte au droit à une indemnisation adéquate et appropriée.

Mais, reprenant la maxime macronienne – « en même temps » – ces atteintes au droit à une indemnisation appropriée lui paraissent légitimes et proportionnées. Légitimes car nées d’une loi démocratiquement votée, et proportionnées car, contrairement au système italien par exemple, l’existence d’une fourchette laisse une latitude au juge dans sa décision.

Dès lors, pour la cour d’appel de Reims, « le contrôle de conventionnalité exercé de façon objective et abstraite sur l’ensemble du dispositif, pris dans sa globalité, et non tranche par tranche, conduit à conclure (…) à la conventionnalité de celui-ci ».

Jusqu’ici tout va bien, mais le juge complique un peu le débat en considérant qu’il existe deux types de contrôle de conventionnalité d’une règle de droit interne au regard des normes européennes et internationales : le contrôle de conventionnalité de la règle de droit elle-même (contrôle « in abstracto ») et celui de son application dans les circonstances de l’espèce (contrôle « in concreto »).

Partant de là, la Cour juge ainsi que « le contrôle de conventionnalité ne dispense pas, en présence d’un dispositif jugé conventionnel, d’apprécier s’il ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits du salarié concerné ».

A suivre ce raisonnement, le juge saisi pourrait conserver la possibilité d’écarter l’applicabilité du barème, s’il le considère de nature à entraver une réparation adéquate. La recherche de proportionnalité doit se faire alors « in concreto ». Pour cela, il faudrait simplement que le salarié plaignant sollicite que soit faite cette recherche, le juge ne pouvant se saisir d’office de cette question.

En l’espèce, le salarié n’ayant pas demandé au juge un contrôle concret de son cas particulier mais seulement un contrôle abstrait de conventionnalité du barème, le jugé rémois a appliqué celui-ci.

Au regard de l’atmosphère actuelle dans le monde prud’homal, il faudra des avocats sacrément distraits pour oublier de former une telle demande.

Sébastien Bourdon

Le discriminé imaginaire

Droit Social

Avant d’évoquer cette affaire peu commune tranchée par la Cour d’appel de Lyon au mois de juillet dernier, rappelons les grands principes qui gouvernent l’embauche, s’agissant de la lutte contre toute discrimination dans ce cadre.

En application des articles L 1132-1 à L 1132-3-3 du code du travail, cela semble évident, mais aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement pour les motifs suivants : origine, sexe, mœurs, orientation sexuelle, identité de genre, âge, situation de famille, grossesse, caractéristiques génétiques, particulière vulnérabilité résultant de la situation économique de l’intéressé, appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, opinions politiques, activités syndicales ou mutualistes, convictions religieuses, apparence physique, nom de famille, lieu de résidence, domiciliation bancaire, état de santé, perte d’autonomie, handicap, capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français.

Prenant quelque peu au pied de la lettre ces essentielles dispositions légales, un candidat – mâle, le détail a son importance – adresse à un potentiel employeur la lettre suivante (qu’on est droit de qualifier d’écrite sous substances) :

« Je vous adresse ma candidature pour occuper des postes de secrétaire juridique, assistant juridique […] ; ces fonctions étant principalement exercées par des femmes, je suis amené à vous prévenir qu’au cas où, malgré mes sérieuses compétences et expériences professionnelles et extra professionnelles, je ne serais pas recruté dans les trois mois qui suivent, j’engagerai un détective afin qu’il mène une enquête au sein de votre agence […] ; alors, je pourrai déterminer l’existence d’une discrimination à l’embauche en raison de mon sexe, ou de mes opinions politiques profondes résultant de mes nombreuses dizaines de procédures prud’homales […] »

Marquons ici une petite pause, et notons cette tournure aussi curieuse qu’un peu inquiétante, cet homme parle de « nombreuses dizaines ». S’agissant de procès intenté à des employeurs, il n’est pas certain que cet argument soit porteur dans le cadre d’une recherche d’emploi.

Mais poursuivons, car même s’il s’agit de menaces, c’est amusant : « si l’envie vous prenait de consulter vos fichiers informatique ou non automatisés pour savoir si des données à caractère personnel me concernant et compromettantes y figuraient, je vous poursuivrais en application de loi du 6 janvier 1978 […] ; je vous invite donc vivement à bien étudier ma candidature avant de l’écarter le cas échéant, après examen approfondi de mon curriculum vitae ».

Etonnamment n’est-ce pas, sa candidature n’a pas été retenue et prenant ses propres mots au pied de la lettre, le candidat déçu a saisi la juridiction prud’homale pour solliciter des dommages et intérêts pour discrimination à l’embauche.

Il a – et c’est rassurant – été débouté de sa demande par la Cour d’appel.

En effet, ce candidat « malheureux » n’avait apporté aux débats aucun élément laissant supposer que d’autres personnes de sexe féminin, ou ayant d’autres opinions politiques que les siennes (opinions qu’on ne connaît d’ailleurs pas, puisqu’il reste très évasif sur ce point), auraient présenté, en même temps que lui, leur candidature aux postes décrits dans sa lettre et auraient été embauchées par la société.

Deux autres arguments sont retenus par la Cour pour achever de l’envoyer paître : il n’établissait pas que les divers postes auxquels il demandait à être recruté étaient disponibles dans l’entreprise. En effet, ce délire paranoïaque ne faisait même pas suite à une annonce de recherche de candidats publiée par l’entreprise !

Last but not least, il lui a été refusé la possibilité d’invoquer le non-respect des dispositions de l’article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l’Homme, au seul motif que la société lui a indiqué dans sa réponse qu’un contentieux les opposant était toujours en cours (et oui, il n’en était pas à son galop d’essai), puisque la procédure introduite par lui à l’encontre de son ancien employeur n’avait pas encore fait l’objet d’une décision de justice irrévocable.

Une fois n’est pas coutume, notons que cet agité du bocal a été condamné au paiement d’une amende civile en raison de son action en justice, qualifiée par la Cour de dilatoire et abusive. Non seulement il n’avait répondu à aucune offre d’emploi, mais encore les termes généraux et pour le moins menaçants dans lesquels il a exprimé sa candidature ne caractérisaient pas une véritable demande d’emploi, de sorte que l’action a été introduite par lui devant le conseil de prud’hommes de mauvaise foi, s’agissant d’invoquer une faute inexistante à l’encontre de l’entreprise (CA Lyon 17-7-2019 no 17/04383).

Sébastien Bourdon

L’amour à mort

Droit Social

Il y a quelques temps nous avions évoqué sur ces pages une décision aux termes de laquelle La Cour de cassation avait décidé qu’un accident survenu dans une discothèque à l'étranger pouvait être un accident du travail  (Cass. 2e civ. 12-10-2017 no 16-22.481 F-PB).

En effet, selon une jurisprudence constante, un salarié accomplissant une mission pour son employeur a par essence droit à la protection contre les accidents du travail pendant tout le temps qu’il y consacre, peu important que l’accident survienne à l’occasion d’un acte professionnel ou d’un acte de la vie courante (Cass. soc. 19-7-2001 n° 99-21.536 FS-PBRI et n° 99-20.603 FS-PBRI ).

L’employeur ou l’organisme social peuvent toutefois renverser la présomption en rapportant la preuve que le salarié s’était, lors de l’accident, interrompu dans l’exécution de sa mission pour un motif personnel.

C’est exactement ce qu’a tenté de faire – mais sans succès – un employeur dans une décision récente de la Cour d’appel de Paris, décision qui aborde frontalement les épineuses questions de l’éros et du thanatos au travail (Cour d’appel de Paris – Pôle 6 – Chambre 12 – 17 Mai 2019 – N° RG 16/08787).

L’espèce concernait le brusque décès d’un technicien de sécurité au cours d’un déplacement professionnel.

Ce dernier ayant été retrouvé sans vie dans la chambre d’une mystérieuse inconnue, l’histoire commence comme un roman de Gaston Leroux mais finit comme les dernières heures de Félix Faure.

A la suite de la prise en charge du décès au titre de la législation professionnelle, la société a saisi la Commission de recours amiable, puis le tribunal des affaires de sécurité sociale, afin de se voir déclarer inopposable cette décision. Le jugement rendu confirmant la décision de la Commission, la société poursuit l’instance devant la Cour d’appel de Paris.

Dans ce cadre, elle sollicite l’infirmation en faisant valoir que le salarié aurait en réalité interrompu sa mission pour se livrer à une toute autre activité que celle pour laquelle il était rémunéré, s’agissant d’une « relation adultérine avec une parfaite inconnue ».

Dans ce cadre pour le moins croquignolet, il était demandé à la Cour de :

  • Constater qu’il n’était plus en mission au moment de son malaise mortel ;
  • Constater que l’accident cardiaque était dû à l’acte sexuel et non à son travail.

La CPAM, en réponse à cet argumentaire, fait valoir qu’un « rapport sexuel relève des actes de la vie courante » (d’aucuns pourraient dire que ce n’est pas forcément aussi courant que cela dans la vie), à l’instar « d’une douche ou d’un repas ».

Ensuite, partant de ce postulat, elle affirme que l’employeur ne rapportait pas la preuve – ici nécessaire – que le salarié avait « interrompu sa mission pour accomplir un acte totalement étranger à celle-ci ».

Il serait légitime de considérer cet argumentaire comme quelque peu audacieux et pourtant la Cour d’appel le confirme intégralement. Pour ce faire, elle retient le concept d’un évènement de « la vie courante », et rappelle les dispositions de l’article L 411-1 du Code de la sécurité sociale selon lequel est « considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise. »

Ainsi, alors que personne ne conteste que le salarié a trouvé la mort dans les bras d’une créature en un lieu autre que la chambre d’hôtel réservée par l’employeur, elle estime que la société est défaillante dans la preuve de ce que le défunt se serait « interrompu dans sa mission pour un motif personnel ».

Même durant ce fatal rapport sexuel, le salarié serait donc resté « dans la sphère de l’autorité de l’employeur ».

Il serait donc bien difficile au travailleur d’échapper à son fardeau quotidien, même dans l’amour, et jusqu’à la mort.

Sébastien Bourdon

Qu’importe le barème, pourvu qu’on ait l’indemnisation

Droit Social

Alors que la Cour de cassation tranchera très prochainement (le 17 juillet) la demande d’avis dont elle a été saisie notamment par le conseil de prud’hommes de Louviers et portant sur la conformité du barème « Macron » avec les articles 24 de la charte sociale européenne et 10 de la convention 158 de l’OIT,  le débat continue à faire rage, chaque juridiction prud’homale ayant son avis sur la question, et pas forcément le même (sinon ce n’est pas drôle).

Ainsi, alors que le conseil de prud’hommes de Saint-Nazaire juge le barème conforme aux textes internationaux (Cons. prud’h Saint-Nazaire 24-6-2019 n° 18/00105), celui de Longjumeau admet qu’il peut ne pas être appliqué lorsque le salarié apporte la preuve que le montant réel de son préjudice excède les plafonds qui y sont prévus (Cons. prud’h Longjumeau 14-6-2019 n° 18/00391).

Dans les deux cas les demandeurs soutenaient évidemment que le barème devait être écarté, ce que les juges prud’homaux ont donc entendu différemment.

Comme avant lui les conseils de prud’hommes du Mans (http://bourdonavocats.fr/blog/bourdonnement.asp?id=55) et de Caen (Cons. prud’h. Caen 18-12-2018 no 17/00193 : RJS 3/19 no 155), notamment, le conseil de prud’hommes de Saint-Nazaire déclare que les dispositions de l’article L 1253-3 du Code du travail prévoyant le barème d’indemnités ne sont pas contraires à celles de l’article 10 de la convention 158 de l’OIT. Il ne se prononce pas sur leur conformité à l’article 24 de la charte sociale européenne estimant que ce texte n’est pas directement applicable par la juridiction prud’homale, tout en soulignant qu’il comporte un principe similaire aux dispositions de l’article 10 de ladite convention.

Les juges estiment « que l’indemnité prévue au barème a vocation à réparer le préjudice résultant de la seule perte partielle injustifiée de l’emploi et que, si l’évaluation des dommages et intérêts est encadrée entre un minimum et un maximum, il appartient toujours aux juges, dans les bornes du barème ainsi fixé, de prendre en compte tous les éléments déterminant le préjudice subi par le salarié licencié lorsqu’il se prononce sur le montant de l’indemnité ».

Et d’ajouter « que les autres préjudices, en lien avec le licenciement et notamment les circonstances dans lesquelles il a été prononcé, sont susceptibles d’une réparation distincte sur le fondement du droit à responsabilité civile, dès lors que le salarié est en mesure de démontrer l’existence d’un préjudice distinct ».

Mais à Longjumeau, on fait résonner un tout autre son de cloche.

Dans sa décision, la formation de départage de ladite juridiction prévient qu’elle ne se sentira pas très liée par ce qu’ont pu dire ou penser la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat : elle affirme ainsi que la question de la conformité du barème aux textes internationaux ne relève pas de la procédure d’avis devant la Cour de cassation, se référant à un avis rendu en ce sens le 12 juillet 2007 (Avis Cass. soc. 12-7-2017 no 17-70.009 PB). Par ailleurs, la même formation estime ne pas être tenue par la décision du Conseil constitutionnel du 21 mars 2018, dans la mesure où le contrôle de conventionnalité d’un texte ne relève pas de celui-ci, ni par celle du Conseil d’Etat du 7 décembre 2017 puisque « l’interprétation d’une disposition par le Conseil d’Etat ne s’impose pas aux juridictions de l’ordre judiciaire, en application du principe de la séparation des autorités administrative et judiciaire ».

Les mains ainsi totalement libérées, le conseil de prud’hommes reconnaît un effet horizontal tant à l’article 10 de la convention 158 de l’OIT qu’à l’article 24 de la charte sociale européenne, de sorte qu’ils peuvent être invoqués par le salarié devant le juge du travail dans une instance l’opposant à son employeur.

Cela fait, les juges s’attaquent aux dispositions de l’article L 1235-3 du Code du travail et affirment qu’elles pourraient avoir un effet contraire aux dispositions des textes internationaux précités lorsqu’un salarié ne relevant pas d’une exception prévue par l’article L 1235-3-1 (écartant l’application du barème en cas de nullité du licenciement) « est en mesure de démontrer que le montant réel de son préjudice matériel excède le plafond prévu par le barème légal d’indemnisation et lorsque ces dispositions ne permettent donc pas une réparation intégrale du préjudice matériel subi du fait du licenciement sans cause réelle et sérieuse ».

Pour la faire brève, le barème s’applique… sauf s’il ne doit pas s’appliquer. Si ses dispositions sont insuffisantes à indemniser le préjudice établi, il suffit donc de ne pas en tenir compte. Le barème devient tout simplement facultatif.

Avec de telles décisions contradictoires et libérées, vivement la suite !!.

Sébastien Bourdon

Time is of the essence

Droit Social

Il y avait quelque chose d’absurde au royaume du droit social à imaginer que soient compatibles les notions de forfait jours et de travail à temps partiel.

Pour mémoire, la convention de forfait jours permet de sortir certains salariés du décompte normal du temps de travail et de mesurer leur durée de travail annuelle par récapitulation du nombre de journées ou demi-journées travaillées sur ladite période.

La nécessaire convention ou l’indispensable accord collectif fixant les catégories de salariés susceptibles de conclure des conventions individuelles de forfait annuel en jours détermine au passage le nombre de jours travaillés dans la limite maximale de 218 jours.

Dans l’espèce qui nous agite, un salarié ayant conclu avec son employeur une convention de forfait annuel de 131 jours avait saisi la juridiction prud’homale aux fins d’obtenir la requalification de son contrat en contrat de travail à temps plein (et un rappel de salaire à ce titre). C’était bien tenté, mais en réalité, non.

Pour ce faire, il reprochait à son employeur de ne pas avoir respecté la législation sur le travail à temps partiel, laquelle prévoit effectivement des mentions obligatoires dans le contrat de travail, en particulier la répartition de la durée du travail entre les jours de la semaine ou les semaines du mois (article L 3123-6 du Code du travail).

Le lecteur avisé sent poindre le possible paradoxe : si l’on ne décompte effectivement pas le temps de travail, comment alors en coucher précisément sur le papier la répartition ?

La chambre sociale de la Cour de cassation éclaircit enfin le débat et affirme, à l’instar de la Cour d’appel initialement saisie, que les salariés ayant conclu une convention de forfait en jours sur l’année dont le nombre est inférieur à 218 jours ne peuvent tout simplement pas être considérés comme des salariés à temps partiel (Cass. soc. 27-3-2019 n° 16-23.800 FS-PB, B. c/ Sté Giraudier conseil).

Comme évoqué supra, l’accord collectif autorisant la conclusion de conventions de forfait en jours fixe le nombre de jours de travail inclus dans ledit forfait, fixant ainsi un plafond (article L 3121-64 alinéa 3 du Code du travail). Ce principe n’interdit nullement ensuite aux parties de convenir d’un nombre de jours de travail inférieur à celui prévu par les partenaires sociaux.

Mais pour autant, cette durée de travail réduite et décomptée en jours ne se transforme pas en un temps partiel.

En effet, à quoi reconnaît-on un travailleur à temps partiel ? C’est celui dont le temps de travail est défini par référence au nombre d’heures de travail accomplies (et non pas au nombre de jours travaillés, c’est un peu sioux, mais finalement assez logique).

Ainsi, le contrat du salarié à temps partiel doit mentionner la durée hebdomadaire ou mensuelle prévue et sa répartition entre les jours de la semaine ou les semaines du mois (article L 3123-6 du Code du travail).

Au contraire, le forfait en jours permet de s’extraire du décompte légal en heures. Le salarié qui y est soumis s’engage à travailler un certain nombre de jours par an, en partant du principe que le nombre réel d’heures effectuées est impossible à comptabiliser.

Cette incompatibilité méritait d’être soulignée, la Cour s’en est enfin chargée.

Sébastien Bourdon

Distinguer le manquement de la faute

Droit Social

Rompre n’est pas chose aisée, le droit du travail nous le rappelle tous les jours. La question de la compétence ou de l’adéquation à une fonction est une question particulièrement pertinente, si l’on part du principe - pas forcément absurde puisqu’il est payé - que l’employé se doit d’être utile et efficace.

La recherche en management définit la compétence du salarié par trois dimensions cumulatives : l’autonomie, la collaboration et la responsabilité (Zarifian 2001). Partant de là, à charge pour l’employeur de déterminer où et comment l’employé a failli.

Lorsque l’employeur se prend ainsi à considérer que tel ou tel salarié ne fait plus l’affaire et décide donc de le licencier, il convient alors de distinguer ce qui relève de l’incompétence ou du manquement volontaire, voire fautif.

C’est dans ce cadre qu’avec une pertinence réitérée, la Cour de cassation a récemment rappelé que des faits fautifs ne peuvent pas justifier un licenciement pour insuffisance professionnelle (Cass. soc. 9-1-2019 n° 17-20.568 F-D, K. c/ Sté Crédit agricole Corporate and Investment Bank).

On peut travailler mal et ne pas le faire exprès (c’est généralement ce qu’essaye de plaider l’ado moyen auprès de ses parents à réception du bulletin scolaire), ou bien se comporter mal et volontairement saccager ses tâches au détriment des intérêts de l’entreprise (sans forcément aller jusqu’à l’intention de nuire, qui relève elle de la faute lourde).

Pour mémoire, l’insuffisance professionnelle se définit comme l’incapacité du salarié à accomplir les tâches qui lui sont confiées en raison d’un manque de compétences. Elle résulte donc par principe d’un comportement involontaire de l’intéressé et ne saurait être fautive. Ainsi l’employeur ne peut pas, sauf abstention volontaire ou mauvaise volonté délibérée de l’intéressé, se placer sur le terrain de la faute.

Conséquemment, le licenciement disciplinaire fondé sur la seule insuffisance professionnelle du salarié est dépourvu de cause réelle et sérieuse (Cass. soc. 13-1-2016 n° 14-21.305 F-D ; Cass. soc. 27-2-2013 n° 11-28.948 F-D).

A l’inverse, l’employeur ne peut pas motiver la rupture sur l’insuffisance professionnelle s’il justifie sa décision par des manquements volontaires tels que le non-respect des consignes.  En effet, cette qualification recouvre alors celle de l’insubordination, même si finalement, le résultat est le même : le boulot n’est pas – ou mal – fait. Ce n’est donc pas la conséquence qui prime, c’est le comportement qui en est à l’origine.

En l’espèce, un salarié avait été licencié pour insuffisance professionnelle quand lui étaient reprochés des manquements manifestement volontaires.

La Cour de cassation a donc ici légitimement rappelé aux praticiens que repose sur un motif disciplinaire, et non sur une insuffisance professionnelle, le licenciement motivé par le refus quasi systématique du salarié de se soumettre aux directives de son responsable hiérarchique, de lui serrer la main et, lors d’une convocation dans son bureau, le refus de s’y asseoir, la critique de la politique managériale et l’opposition, parfois de manière virulente, à son responsable.

Toutefois, s’agissant même de la rupture pour manquement professionnel involontaire, l’on pourrait même s’interroger sur sa légitimité de principe quand le licenciement pourrait être considéré comme étant intrinsèquement une sanction au sens des dispositions de l’article L 1331-1 du Code du travail (sauf pour motif économique), supposant alors nécessairement la commission d’une faute (« agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif »).

Sébastien Bourdon

Tout contrat de travail mérite salaire

Droit Social

On a évoqué il y a peu le fait que la Cour de cassation se soit prononcée pour la première fois sur la nature du contrat liant un coursier à pédales à une plate-forme numérique, le transformant d’autorité en contrat de travail, en rappelant que, s’appuyant sur des jurisprudences antérieures :

  • l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ;
  • le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.

Plus récemment encore, la Cour d’appel, s’inscrivant dans une trajectoire similaire, a jugé que les chauffeurs des plateformes en ligne de réservation peuvent avoir la qualité de salarié (CA Paris 10-1-2019 n° 18/08357, P. c/ Sté Uber B.V).

Pour ce faire, elle s’est basée sur le même principe selon lequel l’existence d’un contrat de travail se déduit de la caractérisation d’un lien de subordination.

Le fait d’être immatriculé au registre du commerce et des sociétés et au répertoire des métiers fait évidemment présumer que la relation nouée avec le donneur d’ordre ne soit pas un contrat de travail.

Mais il ne s’agit que d’une présomption, cette dernière ne résistant pas à la démonstration de la fourniture directe par des travailleurs indépendants de prestations à un donneur d’ordre dans des conditions les plaçant dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci (C. trav. art. L 8221-6).

En l’espèce, un chauffeur encarté chez Uber avait conclu un contrat qualifié de « prestation de services » avec la fameuse compagnie, cette dernière utilisant une plateforme en ligne d’intermédiation de transport mettant en relation des professionnels indépendants fournissant une prestation de transport et des utilisateurs souhaitant en bénéficier.

Ayant, et pour cause, un léger doute sur la réalité du rapport contractuel, celui qui tenait le volant saisit la juridiction prud’homale afin de solliciter la requalification de la relation le liant à la société en un contrat de travail à durée indéterminée.

Pour justifier une telle requalification, il fait audacieusement valoir que les courses qu’il réalisait constituaient autant de contrats à durée déterminée devant être requalifiés en un seul contrat à durée indéterminée.

Le conseil de prud’hommes se déclare incompétent pour connaître de la relation de travail entre les parties et rejette sa demande, mais la cour d’appel ensuite saisie ne tient pas exactement le même raisonnement.

La Cour, de manière didactique, commence par rappeler que le contrat de travail est constitué par l’engagement d’une personne à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre moyennant rémunération.

Dans ce contexte, la Cour parisienne enfonce un clou, sur lequel les juridictions tapent de plus en plus, en réaffirmant que le lien de subordination juridique est caractérisé par le pouvoir qu’a l’employeur de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son salarié et que l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donné à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité.

Une fois de plus, la cour d’appel, à l’instar de la Cour de cassation dans l’espèce vélocipédique précitée (Cass. soc. 28-11-2018 n° 17-20.079 FP-PBRI : RJS 2/19 n° 72), apprécie le faisceau d’indices qui lui est soumis par l’appelant pour établir un lien de subordination entre les parties. S’estimant suffisamment éclairée, elle infirme le jugement du conseil de prud’hommes.

Les faits de l’espèce sont d’ailleurs particulièrement caractéristiques de l’absence de liberté dont disposent ces travailleurs d’un genre nouveau. Le chauffeur concerné avait été ici contraint de s’inscrire au registre des métiers pour pouvoir exercer son activité, pour ensuite intégrer un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société, au travers duquel il ne pouvait pas :

  • se constituer une clientèle propre. Il lui était interdit pendant l’exécution d’une course de prendre en charge d’autres passagers en dehors du système et de garder les coordonnées des passagers pour une prochaine course ;
  • fixer ses tarifs. Ceux-ci étaient contractuellement fixés au moyen des algorithmes de la plateforme ;
  • déterminer les conditions d’exercice de sa prestation.

Dans cette douce fiction auto-entrepreneuriale qui était la sienne, il recevait donc des directives de la société qui en contrôlait ensuite l’exécution et exerçait un pouvoir de sanction à son égard. Il devait suivre les instructions du GPS de l’application (« Welcome to The Machine » chanteraient ici les Pink Floyd) et recevait même des directives comportementales. Son activité était contrôlée en matière d’acceptation des courses ainsi que via un système de géolocalisation et il pouvait perdre l’accès à son compte et à l’application en cas de signalements des utilisateurs.

Dès lors, sans trop d’efforts finalement, la cour d’appel a considéré qu’un faisceau d’indices suffisant était réuni pour caractériser le lien de subordination existant entre les parties et renverser la présomption simple de non-salariat pesant sur la relation. L’affaire est donc renvoyée devant le conseil de prud’hommes de Paris comme relevant de sa compétence, à qui il appartiendra de se prononcer sur les effets de la requalification du contrat liant les parties en un contrat de travail.

Il est probable que ce ne soit qu’un début et que la horde de plus en plus importante des forçats de la pédale et du volant voit dans ces décisions successives quelques raisons d’ester efficacement en justice.

Sébastien Bourdon

La bataille de Troyes aura lieu

Droit Social

L’agitation judiciaire autour du barème prud’homal ne fait que commencer, et c’est très logiquement que le bal a débuté en première instance, au sein des Conseils de prud’hommes de France et de Navarre.

Contrairement au conseil de prud’hommes du Mans, celui de Troyes puis celui d’Amiens et enfin celui de Lyon ont jugé le référentiel obligatoire pour les dommages-intérêts alloués en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse contraire aux conventions internationales.

A l’instar de ce qui s’était produit devant le Conseil de prud’hommes du Mans, le débat a porté sur la conformité de ce texte à :

  • L’article 10 de la convention 158 de l’OIT, selon lequel, si les juges « arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n’ont pas le pouvoir ou n’estiment pas possible dans les circonstances d’annuler le licenciement et/ou d’ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée » ;
  • L’article 24 de la charte sociale européenne qui prévoit que, « en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les parties s’engagent à reconnaître le droit des travailleurs licenciés sans motifs valables à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ».

Le moins que l’on puisse dire est que les décisions rendues à ce jour se révèlent contrastées mais que la balance pencherait plutôt pour la non-applicabilité du barème, puisque nous en sommes à trois décisions contre une.

Les Conseils de prud’hommes se retrouvent éventuellement pour affirmer que l’article 10 de la convention 158 de l’OIT a un effet direct « horizontal » (jargon de droit international) permettant à un salarié de l’invoquer directement sur le territoire national dans un litige l’opposant à son employeur.

En revanche, contrairement à celui du Mans, les juges troyens, amiénois et lyonnais reconnaissent également cet effet « horizontal » à l’article 24 de la Charte Sociale Européenne.

Partant de cette affirmation, les juges prud’homaux établissent le principe selon lequel le barème d’indemnités serait contraire à la convention précitée de l’OIT et ajoutent donc qu’il viole également la charte sociale européenne.

Le Conseil de prud’hommes de Lyon se contente même, dans sa décision du 21 décembre 2018, d’évoquer uniquement ledit article 24 de la Charte sociale Européenne, et de manière pour le moins lapidaire. Libéré du barème, il alloue trois mois de dommages et intérêts à une salariée comptant à peine plus de deux ans d’ancienneté, semblant respecter le barème ! Mais ladite ancienneté se faisant au titre d’une succession de contrats à durée déterminée que le Conseil de prud’hommes ne requalifie pas (rien n’est simple), la salariée comptait en réalité… un jour d’ancienneté.

Pour écarter l’applicabilité du barème, il semble donc à ce jour que deux principaux arguments soient retenus :

  • L’article L 1235-3 du Code du travail instaurant ledit barème, en introduisant un plafonnement limitatif des indemnités prud’homales, ne permet pas aux juges d’apprécier pleinement les situations individuelles des salariés injustement licenciés et de réparer de manière juste le préjudice subi.
  • Ce barème serait en contradiction avec une décision du Comité Européen des Droits Sociaux (CEDS), organe en charge de l’interprétation de la charte. Celui-ci a en effet jugé que la loi finlandaise fixant un plafond de 24 mois d’indemnisation était contraire à ce texte (CEDS 8-9-2016 n° 106/2014).

Partant de là, le Conseil de prud’hommes de Troyes a conclu à l’iniquité du barème considérant qu’il sécurise davantage les coupables que les victimes (il alloue ainsi 9 mois de salaire à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse quant le salarié comptait 2 ans d’ancienneté, et n’aurait pu prétendre au maximum qu’à une indemnité de 3,5 mois de salaire).

La curiosité est maintenant grande de connaître les décisions qui seront rendues par les Cours d’appel et la Cour de cassation (cette dernière se serait déjà vue solliciter un avis par le MEDEF).

De manière annexe, lorsque le Ministère du Travail a été interrogé par Le Monde sur les premières décisions troyennes, il aurait déclaré qu’elles posaient « la question de la formation juridique des Conseillers prud’homaux » (sic).

Les conseillers prud’hommes de l’autre capitale de la célèbre andouillette, n’ont évidemment guère apprécié qu’on les prenne pour des jambons et déclaré dans un communiqué de presse que ce propos s’asseyait joyeusement sur le principe de la séparation des pouvoirs, portant atteinte à l’autorité de la chose jugée et à son indépendance.

Y ajoutant, les juges troyens rappelaient, entre autres amabilités destinées au Ministère, qu’il relevait de leur autorité de pouvoir écarter une loi votée dans le cadre de leur exercice juridictionnel. L’argument est ici particulièrement pertinent s’agissant d’un texte de loi donnant la curieuse impression de vouloir réduire le pouvoir d’appréciation et l’autorité du juge.

Sébastien Bourdon

À bicyclette

Droit Social

Alors que, gilet jaune oblige, l’on ne reconnaît plus un cycliste prudent d’un manifestant, la Cour de cassation s’est penchée sur l’épineuse question du statut du livreur à vélo. Le monde de demain, celui de l’auto-entrepreneuriat, que l’on tente péniblement d’installer dans le monde d’hier, celui où le CDI ouvre toutes les portes à commencer par celles de banques et des domiciles, se heurte à la résistance judiciaire.

C’est ainsi que le 28 novembre dernier, la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur la nature du contrat liant un coursier à pédales à une plate-forme numérique, rappelant à l’occasion les conséquences de l’existence d’un lien de subordination établi (Cass. soc. 28-11-2018 no 17-20.079 FP-PBRI, D. c/ L. ès qual.).

Pour mémoire, l’existence d’un contrat de travail peut être établie lorsque des travailleurs indépendants fournissent directement, ou par une personne interposée, des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions les plaçant dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci (article L 8221-6, II du Code du travail).

En l’espèce, un coursier sur roues ayant conclu un contrat de prestation de services avec une société utilisant une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous le statut de travailleurs indépendants, saisit la juridiction prud’homale afin de solliciter la requalification dudit contrat en un contrat de travail.

Pour rejeter sa demande et se déclarer incompétente pour connaître du litige, la cour d’appel, après avoir pourtant constaté l’existence d’un système de bonus/malus relevant d’un pouvoir disciplinaire, a considéré qu’il ne suffisait pas à caractériser un lien de subordination liant le coursier à la plate-forme numérique.

En outre, ledit cycliste restait en effet libre chaque semaine de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait travailler ou de n’en sélectionner aucune s’il ne souhaitait pas travailler.

La chambre sociale de la Cour de cassation ne partageant pas cette analyse, très logiquement, elle la censure, rappelant que :

  • l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs (Cass. soc. 20-1-2010 no 08-42.207 FP-PBR : RJS 4/10 no 303) ;
  • le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné (Cass. soc. 13-11-1996 no 94-13.187 PBR : RJS 12/96 no1320).

Pour caractériser l’absence de liberté de notre infortuné cycliste, la décision s’appuie sur deux éléments.

Tout d’abord, l’application utilisée par la société était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres qu’il parcourait, de sorte que le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la simple mise en relation du restaurateur, du client et du coursier.

Par ailleurs, la société disposait d’un pouvoir de sanction à son égard, selon un système de – excuse my French – « strikes ». On ne résiste pas à relever le jargon anglo-saxon applicable dans la société et largement décrite par la Cour dans sa décision : le pauvre vélocipédiste pouvait se voir marquer du sceau de l’infâmant « strike » en cas de : désinscription tardive d’un « shift », de connexion partielle au « shift », d’absence de réponse à son téléphone « wiko » ou « perso » pendant le « shift », d’incapacité de réparer une crevaison, de refus de faire une livraison, de circulation sans casque (on appréciera ici le souci de la sécurité manifesté par la société), en cas de « no-show », en cas d’insulte du « support » ou d’un client, de conservation des coordonnées de client, de cumul de retards importants sur livraisons et de circulation avec un véhicule à moteur ( !).

Avec une telle variété et une possibilité d’échelle de sanctions (les « strike » pouvant s’additionner) est pour la Cour de cassation caractérisé un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation, caractérisant un lien de subordination, justifiant la requalification du contrat de prestation de services en un contrat de travail.

Le vélo, c’est la liberté, mais il faudrait envisager de ne point trop en abuser.

Sébastien Bourdon

« Bicycle bicycle bicycle
I want to ride my bicycle, bicycle (c’mon), bicycle
I want to ride my bicycle
I want to ride my bike
I want to ride my bicycle
I want to ride it where I like
. »

QUEEN « Bicycle Race »

Contre le barème, L’oit ne fait pas loi

Droit Social

Nous avons récemment évoqué les débats constitutionnels italiens sur le principe du barème de condamnation prud’homale, le Conseil de prud’hommes du Mans nous fait abandonner un temps la scamorza affumicata pour la rillette, obligeant à une évocation de cette première décision judiciaire française sur ce thème (le barème, pas les rillettes).

Dans une décision du 26 septembre dernier, dont il est évidemment un peu tôt pour savoir si elle fera autorité sur tout le territoire national, le Conseil de prud’hommes manceau a considéré que le référentiel obligatoire pour les dommages-intérêts alloués par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse n’est pas contraire à la convention 158 de l’OIT qui exige notamment une indemnisation adéquate (Cons. prud’h. Le Mans 26-9-2018 n° 17/00538, G. c/ Epic OPH de la communauté urbaine du Mans-Le Mans métropole habitat).

Rappelons à ceux qui dorment au fond de la classe que depuis l’ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017, l’article L 1235-3 du Code du travail fixe un barème de l’indemnité à la charge de l’employeur en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, barème qui s’impose au juge. On le rappelle si besoin, le montant de l’indemnité est compris entre un minimum et un maximum, variant en fonction de l’ancienneté du salarié.

Pour mémoire, le Conseil d’Etat avait déjà considéré que ces dispositions ne violaient pas les textes internationaux à la base de ces principes.

En l’espèce, la salariée, dont le licenciement a été reconnu sans cause réelle et sérieuse, soutenait en premier lieu que le barème prévu à l’article L 1235-3 du Code du travail est contraire à l’article 10 de la convention 158 de l’OIT ainsi rédigé : si les juges « arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n’ont pas le pouvoir ou n’estiment pas possible dans les circonstances d’annuler le licenciement et/ou d’ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ».

Cette convention internationale a un effet direct « horizontal », ce qui permet à un salarié de l’invoquer dans un litige l’opposant à son employeur de droit privé.

Le Conseil de prud’hommes du Mans, s’inspirant probablement des décisions du Conseil d’Etat et du Conseil Constitutionnel dans le même sens, a considéré que l’article L 1235-3 du Code du travail respectait les deux principes indemnitaires et ce pour trois raisons :

  • l’indemnité prévue au barème a vocation à réparer le préjudice résultant de la seule perte injustifiée de l’emploi et que, si l’évaluation des dommages-intérêts est encadrée entre un minimum et un maximum, le juge peut toujours, dans les bornes du barème fixé, prendre en compte tous les éléments déterminant le préjudice subi par le salarié licencié lorsqu’il se prononce sur le montant de l’indemnité (notamment l’âge et les difficultés à retrouver un emploi, le salarié de 53 ans avec un an et demi d’ancienneté appréciera…) ;
  • le barème n’est pas applicable aux situations où le licenciement intervient dans un contexte de manquement particulièrement grave de l’employeur à ses obligations (nullité pour violation d’une liberté fondamentale, pour harcèlement sexuel ou moral, atteinte à l’égalité professionnelle homme/femme, exercice du mandat d’un salarié protégé etc.) ;
  • les autres préjudices, en lien avec le licenciement et notamment les circonstances dans lesquelles il a été prononcé, sont susceptibles d’une réparation distincte sur le fondement du droit de la responsabilité civile, dès lors que le salarié est en mesure de démontrer l’existence d’un préjudice distinct.

Au regard des montants alloués à la salariée en application du barème – 1 715 € pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’intéressée ayant moins d’un an d’ancienneté, et 2 000 € pour licenciement brutal et vexatoire – on comprend assez aisément qu’ait pu être grande la tentation de contourner la réglementation applicable.

Si l’invocation des traités internationaux ne devait pas fonctionner, il est probable que les demandes de constatations de nullité deviennent de plus en plus fréquentes devant la juridiction prud’homale, puisque permettant de contourner cet obstacle indemnitaire majeur.

La salariée soutenait en l’espèce également que le barème était contraire à l’article 24 de la charte sociale européenne du 3 mai 1996, qui prévoit que « en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les parties (c’est-à-dire les gouvernements signataires de la charte) s’engagent à reconnaître le droit des travailleurs licenciés sans motifs valables à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ».

Ici le conseil de prud’hommes a esquivé la question, partant du principe que ces dispositions ne sont pas directement applicables par la juridiction prud’homale (analyse que ne fait pas le Conseil d’Etat qui considère lui que les stipulations de l’article 24 ont un effet direct « horizontal », mais cette charte sociale européenne fait l’objet de débats de spécialistes qui, risquant de faire fuir le néophyte, ne seront pas nécessairement développés sur cette page).

Il est en tout cas certain que la bataille judiciaire ne fait que commencer et que la créativité des acteurs de droit social a de beaux jours devant elle.

Sébastien Bourdon